Grande entrevue Sophie Grégoire

Le pari de l’authenticité

Il y a exactement trois ans, Sophie Grégoire me recevait dans sa maison de Mont-Royal, les manches retroussées et les pieds détrempés par une inondation dans son sous-sol. En me précédant dans la demeure, elle avait lancé, mi-blagueuse, mi-sérieuse : « J’ai pas de mari, faut que je m’occupe de tout ! »

Trois ans plus tard, le mari en question est maintenant premier ministre du Canada. Et sa femme, que j’ai retrouvée cette semaine dans une élégante suite de l’hôtel Germain à Montréal, est bel et bien la même femme – rieuse, chaleureuse, spontanée et âgée de 40 ans –, mais aussi très différente.

La Sophie Grégoire de 2016, qui n’a pas le titre officiel de première dame, mais qui souhaite une évolution à ce chapitre, m’a semblé plus épanouie, plus apaisée et sincèrement heureuse, voire ravie, sinon parfaitement extatique, de sa nouvelle vie d’épouse du premier ministre du Canada.

Petit veston fleuri Ellie Mae (le même qu’elle a porté à Washington), skinny jeans vintage, talons vert pomme Aldo, Sophie Grégoire faisait une fois de plus honneur aux designers canadiens qu’elle porte avec fierté lors de ses sorties publiques. Mais fait cocasse, sous le veston fleuri, elle avait enfilé une vieille camisole blanche achetée à La Baie et percée d’un petit trou, preuve que la femme du premier ministre est aussi une maman à temps plein qui ne s’émeut pas d’un trou dans un bas ou un t-shirt et qui insiste pour rester terre à terre et, surtout, authentique.

Authenticité est d’ailleurs le mot qui reviendra le plus souvent dans sa bouche. L’authenticité comme valeur cardinale et promesse de demeurer elle-même malgré sa position, sans perdre son naturel et sans s’empêcher de faire ce qui lui chante, comme chanter de manière impromptue lors d’une célébration de la Journée Martin Luther King.

« Pourquoi j’ai fait ça ? Parce que tout le monde avait chanté au micro avant moi ce jour-là, mais aussi parce que je chante dans ma vie personnelle. J’ai des amis musiciens dans mon entourage et le chant est un canal créatif que je veux ne pas fermer. » 

« J’adore ça chanter et je ne regrette pas de l’avoir fait en public ce jour-là même si ç’a été sorti de son contexte par les médias. »

— Sophie Grégoire

Le 19 avril, cela fera exactement six mois que son mari a été porté au pouvoir. Le temps, depuis, a-t-il passé vite ou lentement pour elle ?

« Vite, très vite, mais sans m’empêcher de savourer chaque moment en famille ou professionnellement. Quel… quel honneur d’être où on est. Vraiment », a-t-elle lancé avec un petit rire presque incrédule.

« LA VIE SE DÉROULE À UN RYTHME EFFRÉNÉ »

Arrivée à Montréal 24 heures avant la tenue d’un point de presse pour annoncer qu’elle sera la porte-parole officielle de la fondation Fillactive, créée par l’ex-athlète Claudine Labelle pour encourager l’exercice physique chez les filles, Sophie avait hâte de retrouver ses amies montréalaises qu’elle n’avait pas vues depuis des mois.

« La vie se déroule à un rythme effréné, mais en même temps, l’ancrage que j’ai dans ma vie est solide. Ça me permet donc de savourer et de ne pas trop m’en faire, de pas trop analyser ce qu’on dit ou pas sur nous. J’essaie de rester intègre face à moi-même pour qu’à la fin de la journée, quand je me couche, je sais que j’ai tout fait pour bien faire et que je peux laisser les choses aller. Sinon, la gerboise dans mon cerveau, elle tourne et ça peut devenir malsain. »

Je reviens à la question que je lui avais posée il y a trois ans lorsque Justin a été élu chef du PLC. Qu’est-ce qui a changé ? Et elle me répond la même chose : « Tout et rien. Tout parce qu’il a fallu s’adapter à un nouvel environnement avec la sécurité dans tous mes déplacements, le regard des autres constamment braqués sur nous et puis l’appel incroyable des Canadiens qui veulent que j’adopte toutes sortes de causes. Et rien parce que je demeure la maman de trois enfants, dont le dernier que j’allaite encore. » 

« Je suis à la maison le matin quand ils partent et le soir quand ils rentrent de l’école, par choix, mais en même temps, je fais des discours et du communautaire autant que des voyages officiels et je cherche un équilibre à travers ça. »

— Sophie Grégoire

Équilibre ou non, à peine 48 heures après l’élection, elle s’est retrouvée à Londres chez la reine d’Angleterre sans véritable préparation. De quoi faire paniquer n’importe qui.

« C’est sûr que je ressens une grande fébrilité devant les opportunités qui s’offrent à moi, mais aussi un grand sens des responsabilités. Je me suis parfois demandé pourquoi moi. Je connais bien sûr les raisons, mais pourquoi moi quand même ? Ma réponse à cette question, c’est que je suis là pour représenter les gens de mon pays. C’est une grande responsabilité et je vais tout faire pour être à la hauteur. »

« JE PENSE QU’IL FAUT DÉPOUSSIÉRER LES VIEILLES MANIÈRES »

Contrairement à l’épouse du président américain, qui a ses bureaux et son équipe, la femme de Justin Trudeau ne dispose d’aucune infrastructure. Elle est obligée d’emprunter une des attachées de presse de son mari pour ses discours et ses déplacements. Elle aimerait que ça change : « Je pense qu’il faudrait un peu dépoussiérer les vieilles manières protocolaires et je sens qu’il y a une certaine ouverture à cet égard. Comme je viens du milieu des médias, prononcer des discours, c’est l’extension naturelle de mon métier. Mais heureusement que j’ai quelqu’un qui m’assiste, sinon je ne sais pas comment je ferais, tellement la demande est forte. Je ne veux pas un rôle à tout prix. J’espère seulement ouvrir le chemin et préparer la route pour que les gens après nous – femmes ou hommes – puissent avoir une structure pour les appuyer. On travaille informellement à cela sans pour autant vouloir créer de précédent ni faire en sorte que la personne suivante qui voudrait peut-être garder un profil bas sente une pression. »

Dans une vie antérieure, Sophie Grégoire a été chroniqueuse culturelle à l’émission etalk de CTV. Pendant cinq ans, elle a été la correspondante culturelle du Québec au Canada anglais. J’avais entendu dire que l’expérience s’était mal terminée. Elle me jure que non. Reste que dernièrement, c’est par la grande porte qu’elle est revenue à CTV lors d’une entrevue avec l’animatrice vedette Marci Ien. Était-ce une douce vengeance pour l’ex-chroniqueuse culturelle du Québec qui a démissionné d’etalk « parce qu’elle ne voulait plus être liée à un projet qui ne la comblait pas complètement », comme elle me l’affirmait il y a trois ans ? La question la fait tiquer légèrement.

« La vengeance, ce n’est vraiment pas mon genre. Je n’ai pas de temps à perdre avec ça et surtout je ne regrette rien. Enfin, presque rien », dit-elle en rigolant.

ENFANTS ET SÉCURITÉ

Issue du monde des médias, Sophie comprend autant que son mari la nature de la bête. Aussi accepte-t-elle volontiers que les médias prennent des photos de ses enfants. Mais n’est-ce pas une façon de les instrumentaliser ?

« Je ne veux pas cacher mes enfants ni jouer à l’interdiction totale de photos avec les médias. Les photos, ce n’est pas tout le temps, mais à l’occasion, lors d’évènements spéciaux. On vit ça avec nos enfants, parce qu’on est une famille unie et pour ne pas être séparés trop souvent. 

« À mes yeux, c’est une chance inouïe de pouvoir partager ces moments avec les enfants. Mais je leur rappelle toujours deux choses : que la vraie vie, ce n’est pas les caméras et qu’ils ne sont pas obligés de devenir premiers ministres pour avoir le sentiment de réussir leur vie. »

— Sophie Grégoire

Pour ce qui est de leur sécurité, Sophie fait confiance aux agents de la GRC qui accompagnent ses deux plus grands à leur école publique et les attendent aux portes de leurs classes. « Pour le reste, mes enfants vivent une vie pas mal normale. Ils ont leurs amis qui viennent jouer à la maison. Des fois, ils découchent. Notre vie de tous les jours, elle a lieu loin des caméras et elle ressemble souvent à celle de bien du monde. »

Les médias ont beaucoup fait état de la lune de miel de Justin et de Sophie avec les Canadiens. Mais Sophie n’aime pas trop l’expression. « Pour moi, c’est les rapports au quotidien qui déterminent la qualité d’une journée, pas ce que les médias en font. Je sais qu’on n’est pas là pour toujours, mais peu importe où tout ça nous mènera, j’espère garder ce rapport d’authenticité avec les gens longtemps. »

Il y a trois ans, Sophie pataugeait dans l’eau de son sous-sol, un brin inquiète pour l’avenir. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Et à voir son air radieux, l’avenir ne l’inquiète plus. Pour l’instant, il lui sourit.

Grande entrevue

Si Sophie Grégoire était…

1. Une ville : Montréal. Fidèle à ma vraie nature de Montréalaise.

2. Un livre pour enfants : Je t’aimerai toujours de Robert Munsch et Sheila McGraw. Rien ne se compare à l’amour inconditionnel d’une mère pour ses enfants. Aussi : Frisson d’écureuil de Mélanie Watt pour rire et comprendre que la peur ne mène nulle part.

3. Un livre pour adultes : Les identités meurtrières d’Amin Maalouf. Pour l’empathie et l’humanisme de cet essai.

4. Un remède : faire disparaître la peur et l’ignorance.

5. Une guerre à finir : la guerre des sexes.

6. Une promesse : celle que l’on se fait à soi-même par amour et par respect.

7. Un personnage historique : Simone de Beauvoir et Jeanne d’Arc.

8. Une invention : se réinventer d’une vie à l’autre.

9. Un édifice : ceux des architectes canadiens Moshe Safdie et Frank Gehry pour leurs constructions visionnaires inondées de lumière.

10. Une chanson : Le retour de Don Quichotte de Michel Rivard. Justin et moi, on la chante ensemble depuis qu’on se connaît. Elle nous touche par sa soif de justice et de vérité.

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