Livre Les vérités fragiles

Une culture de la curiosité

« Toutes les vérités sont fragiles. Mais il y a des faussetés qui tuent. » D’où l’importance d’expliquer et d’expliquer encore, comme le fait Erik Orsenna dans Les vérités fragiles, en « racontant » quelques mots choisis.

Frontière

Les frontières ne savent plus où donner de la tête. Ces « limites qui séparent un État d’un autre État » (Littré), la modernité s’en moque. Les télécommunications sautent par-dessus, sans le moindre respect, de même que la finance, le crime, les grippes aviaires et, quoi qu’en pensèrent jadis les autorités françaises, les nuages radioactifs (par exemple celui de Tchernobyl). Et la plupart des conflits armés se déroulent aujourd’hui à l’intérieur des pays, opposant des peuples, ou des fractions de peuple, qui ne veulent plus vivre ensemble.

Dans le même temps, aux deux extrémités de l’Europe, les frontières ressuscitent, portées partout par la même revendication : rester entre soi. C’est, au-delà de la Crimée, dont chacun sait bien qu’elle est russe, le rêve de Poutine d’un nouveau rideau de fer ; c’est, en France, la charge des extrêmes, droite et gauche mêlées, contre la mondialisation : c’est la volonté de s’abriter derrière des remparts.

Les frontières sont têtues. Comme le roman, elles refusent de mourir. En effet, comme le roman, elles racontent l’histoire millénaire des identités. Une identité connue, et assumée, c’est un départ, une confiance pour accueillir l’autre. Une identité niée, c’est une revanche qui se prépare, souvent meurtrière.

Ailleurs

« Va voir ailleurs si j’y suis. » On connaît le ferme conseil donné volontiers à leurs enfants trop collants par des parents exaspérés. Et si ces quelques mots, d’apparence contradictoire, exprimaient une sagesse profonde ? Et si, justement, nous étions faits de ce pays qu’on appelle « ailleurs », et si pour avoir une chance de nous y rencontrer, c’était là-bas qu’il fallait se rendre ?

Ma chère, si chère France me paraît rassembler tant bien que mal trois populations : ceux qui viennent d’« ailleurs », ceux qui vont « ailleurs » et ceux qui sont d’« ici » et n’en sortent jamais.

L’une des plus belles créations de l’Europe, c’est Erasmus. La possibilité donnée à des jeunes d’aller étudier une année à « l’étranger », loin des petites habitudes, des copains et de papa-maman. Généralement, ces jeunes reviennent apaisés de cette expérience : allons, se disent-ils, l’autre n’est pas si terrible. Et chemin faisant, ils se sont agrandis : la « mondialisation » était leur épouvantail et le parfait bouc émissaire ; ce sera leur terrain de jeu.

Pourquoi ne pas étendre cette ouverture ?

Pourquoi ne pas l’élargir, en priorité aux politiques ? Une fois élus à un mandat national, y compris à l’Élysée, allez ouste, on ne veut plus vous voir, renseignez-vous sur la planète avant de décider quoi que ce soit chez nous. Vous y perdrez votre morgue et découvrirez, ébaubis, que l’administration française n’a pas le monopole des bonnes décisions.

Oui, mesdames et messieurs les députés, oui, monsieur le Président, il y a trop de Tanguy parmi vous, jamais sortis de vos certitudes et de votre promotion Voltaire. Allez ailleurs : notre avenir s’y trouve aussi.

Écoute

L’homme et la femme « modernes » veulent tout et son contraire. Et tout de suite. C’est même peut-être à cela qu’on les reconnaît, les « modernes » : à leur relation exaspérante avec le tout. En d’autres termes, plus directs, l’homme moderne est la pire des plaies, je veux dire un gamin gâté. Vous ne trouvez pas comiques tous ces politiques qui s’acharnent à devenir « publics » pour, une fois élus, se réfugier sous un casque dans l’espoir enfantin de préserver un soupçon de « privé » dans leur vie ? Et tout aussi désopilants ceux qui passent leurs journées à taper frénétiquement sur leurs portables et se scandalisent un beau jour d’être « écoutés » ? Nous ne valons pas mieux, nous les anonymes ou quasi qui voulons en même temps de la connexion et de l’intimité. Ce qui, bien sûr, est contradictoire.

Notre seule protection est de n’intéresser personne. Qui voudrait tout savoir de nous le pourrait sans mal. L’indifférence est le seul remède à la transparence.

Ou alors il nous faudrait avoir le courage de suivre le précepte de deux de nos plus grands philosophes, Michel Berger et France Gall : « Débranche tout ». C’est-à-dire revenir à l’ère prémoderne quand pour communiquer rien d’autre n’était possible que le tête-à-tête. Avec le risque d’avoir mal placé sa confiance. Quel beau livre serait l’histoire du secret à travers les âges ! On en apprendrait beaucoup sur l’inconséquence, sur l’hypocrisie et sur le besoin irrépressible de trahison qui sont trois des cœurs de la nature humaine.

Pour, si besoin, vous remonter le moral, je vous livre une expression qui m’enchante car elle mêle deux de nos sens : « écoute voir ». Elle a inspiré un très beau texte de Claudel sur la peinture, L’œil écoute1.

Plastique

Pour une fois, proposons un chiffre : cent millions de tonnes. C’est une malédiction. C’est la masse de plastique, tous déchets confondus, dont il faudrait chaque année débarrasser la planète.

Ces cent millions-là sont aussi un gisement. À condition de savoir recycler. Certaines vieilles techniques existent, pas fameuses pour l’environnement. En broyant, on détruit le potentiel de la matière. Et comme, pour accélérer le processus, on ajoute quelques petits produits nocifs, de fines particules se dégagent, qui n’ont rien de plus pressé que d’aller se faufiler dans le sol où elles gagnent les nappes phréatiques. En un mot, le bilan n’est pas glorieux.

D’autres méthodes se font jour. On fait travailler des enzymes naturelles, dont chacun sait le caractère glouton. De leurs actives mandibules elles dévorent les chaînes de polymères. Le cycle peut recommencer. Vive cette nouvelle chimie, que l’on appelle « verte » ! La politique est l’art du possible. La chimie aussi.

Vive la plasticité ! Laquelle, nous dit Alain Rey dans son dictionnaire2, est « la souplesse, la propriété qu’ont certains tissus de pouvoir se reformer après avoir été lésés ».

Tout cela, bien sûr, est vertigineux. À nous de décider jusqu’où nous voulons aller, dans le possible. Mais à ne rien changer de nos pratiques, une chose est certaine : nous courrons vers de l’impossible (à vivre).

1. 1946, rééd. Paris, Gallimard, 1964.

2. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2016.

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