Montréal

Une lumière bleue aux  effets inconnus

Rue de la Gauchetière Ouest, à Montréal. Le soir, en circulant vers l’ouest, les piétons et les automobilistes attentifs peuvent noter un changement d’ambiance en franchissant le boulevard Robert-Bourassa.

D’un coup, la lumière jaunâtre cède la place à un éclairage blanc. Les ombres qui se font et se défont au fil des lampadaires sont plus subtiles. L’éclairage est plus uniforme.

Si le plan de la Ville de Montréal va de l’avant, voilà à quoi ressembleront les rues de la ville d’ici cinq ans. L’administration veut en effet remplacer tous les vieux luminaires au sodium haute pression de ses 110 000 lampadaires par des diodes électroluminescentes, ou DEL.

Coût du projet : 110 millions. Mais comme les DEL consomment moins d’électricité et exigent moins d’entretien que les lampes au sodium, la Ville espère économiser 278 millions en 20 ans grâce à la nouvelle technologie.

Le hic : selon certains spécialistes, ces économies pourraient se faire au détriment de la santé des citoyens.

« C’est un peu désolant. À un moment donné, il faut faire ses devoirs. Si j’étais le seul qui venait de souligner le danger des DEL blanches, je pourrais comprendre. Mais ça fait des années qu’on parle de ça. »

— Martin Aubé, professeur de physique au cégep de Sherbrooke et expert en pollution visuelle

Les problèmes que redoutent les scientifiques viennent de la couleur de la lumière choisie par la Ville de Montréal. Celle-ci a jeté son dévolu sur des DEL à 4000 K, ce qui veut dire qu’elles émettent une couleur correspondant à celle émise par un corps chauffé à 4000 degrés Kelvin.

Cette lumière apparaît blanche. Mais elle est en fait composée de plusieurs couleurs, dont le bleu, qui est peu présent dans l’éclairage jaune des luminaires actuels. Or, la lumière bleue joue un rôle bien particulier dans le corps humain : elle régule notre horloge biologique.

« L’œil humain contient deux systèmes sensoriels distincts, explique George Brainard, professeur de neurologie et directeur du programme de recherche sur la lumière à l’Université Thomas Jefferson, à Philadelphie. Le premier sert à la vision et est particulièrement sensible au jaune et au vert. L’autre sert à la régulation de la biologie et du comportement, et il est très sensible à la lumière bleue. »

En supprimant la sécrétion de la mélatonine, aussi appelée « hormone du sommeil », la lumière bleue envoie un signal fort à l’organisme. Un signal qui dit : c’est l’heure d’être réveillé. Le jour, c’est excellent. Le soir et la nuit, ça peut être problématique.

DES EFFETS SUR LA SANTÉ

Trouble du sommeil et de la vigilance, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, dépression : les études montrent que trop de lumière bleue le soir peut dérégler notre rythme circadien, soit celui qui coordonne nos fonctions biologiques sur un cycle de 24 heures, causant ensuite un grand nombre de problèmes de santé.

Des études ont aussi montré que les gens qui travaillent de nuit sont plus susceptibles de développer des types de cancer dit « hormonaux », comme le cancer du sein et de la prostate. Encore là, c’est l’exposition à la lumière et le dérèglement du système circadien qui sont en cause.

Les avertissements ne viennent pas de n’importe qui. L’Organisation mondiale de la santé a déclaré le travail de nuit comme une cause « probable » de cancer. L’Association médicale américaine « encourage le besoin de développer et d’implanter des technologies pour réduire l’éclat des phares de véhicules et de l’éclairage de rue ». La Harvard Medical School affirme que « la lumière la nuit est mauvaise pour la santé, et l’exposition à la lumière bleue émise par les appareils électroniques et les ampoules à faible consommation d’électricité pourrait l’être particulièrement ».

ENTRE PANIQUE ET PRÉCAUTION

C’est donc clair : trop de lumière bleue le soir et la nuit est nuisible. Mais comme avec bien des choses, c’est le degré d’exposition qui compte. L’alcool, par exemple, est une substance cancérigène reconnue. Ce qui ne veut pas dire qu’on se met à risque au moindre verre de vin.

On peut supposer que les Montréalais n’iront pas s’étendre toute la nuit sous les nouveaux lampadaires afin de jouir de leur éclat. La dose de lumière reçue sera-t-elle suffisante pour être dangereuse ? Comment se compare-t-elle à la lumière bleue que l’on s’inflige soi-même en regardant nos tablettes numériques et téléphones intelligents le soir ?

George Brainard, de l’Université Thomas Jefferson, à Philadelphie, est l’un des chercheurs qui ont le plus étudié ces questions. Et sa réponse est très simple. « On ne le sait pas », dit-il.

« Il y a plein de questions valides à poser, mais les réponses ne sont pas entièrement connues. »

— George Brainard, professeur de neurologie et directeur du programme de recherche sur la lumière à l’Université Thomas Jefferson

Martin Aubé, du cégep de Sherbrooke, a mis au point un indice qui permet d’estimer l’impact d’une lumière artificielle sur la suppression de mélatonine en fonction de sa couleur. Selon ses calculs, pour une même intensité lumineuse, une DEL à 4000 K a des impacts quatre fois plus importants qu’une lampe au sodium.

En laboratoire et même dans les rues, des chercheurs ont exposé des sujets à diverses intensités lumineuses et mesuré la suppression de mélatonine. Mais les résultats sont parfois contradictoires et, selon George Brainard, très difficiles à transposer dans la vraie vie, où l’œil est exposé à toutes sortes de sources lumineuses dont les effets peuvent s’accumuler.

Que faire dans ce cas ? Le Dr Brainard est ambivalent. Il admet que l’éclairage à incandescence est une technologie de « dinosaures », et il comprend les préoccupations relatives à l’efficacité énergétique.

« Les raisons pour changer l’éclairage sont bonnes et valides, dit-il. Maintenant, est-ce qu’il faut choisir la technologie la moins chère, sans considération quant à la quantité de lumière bleue émise ? »

S’il était maire d’une ville, le Dr Brainard affirme qu’en l’absence de connaissances, il appliquerait le principe de précaution et choisirait des DEL qui émettent une lumière moins blanche que celles choisies par Montréal.

« Mais c’est mon opinion, dit-il. Et je dois dire que je ne pourrais citer aucune étude qui montrerait un danger clair et spécifique de choisir des DEL à 4000 K. »

Nouvel éclairage à Montréal

UN AVIS ATTENDU

Ne cherchez pas trop les fameuses DEL à 4000 K dans les rues de Montréal : elles y sont rares. Pour l’instant, la Ville de Montréal les a seulement installées dans les rues où des travaux de réfection étaient déjà planifiés. La Ville a affirmé à La Presse attendre un avis du Directeur de santé publique (DSP) de Montréal avant d’aller de l’avant. Or cet avis tarde. « Malheureusement, pour différentes raisons, notre avis n’est pas encore prêt », dit Monique Beausoleil, toxicologue au DSP. En attendant, le DSP a fait savoir à la Ville qu’il jugeait le degré d’exposition des citoyens à la lumière bleue provenant de l’éclairage de rue « faible » par rapport aux autres sources environnantes. L’avis complet sera basé sur l’analyse de la littérature scientifique disponible. Il est maintenant prévu pour l’automne. Hier, Projet Montréal a présenté une motion au conseil municipal pour demander aux élus d'attendre la directive de la DSP avant de lancer l'opération de remplacement. Les conseillers municipaux ont toutefois rejeté la motion à 44 contre 17, après que le responsable du dossier au sein de l'administration Coderre, Aref Salem, eut proposé de voter contre.

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