Éducation

Une année scolaire perdue

« Nous savons comment couper des têtes, si vous ne payez pas, vous en subirez les conséquences. »

Izabela et Federico ont d’abord cru que cette tentative d’extorsion ne les visait pas personnellement. Quelqu’un avait dû composer une série de numéros pour tomber par hasard sur leur boîte vocale.

Mais lors des appels suivants, la voix au bout du fil a nommé chacun de leurs trois enfants et les écoles qu’ils fréquentaient.

Izabela et Federico ont compris qu’ils n’avaient pas de temps à perdre : ils ont vendu toutes leurs possessions, bouclé leurs valises et quitté leur pays latino-américain en direction du Canada.

Sachant que les chances d’y obtenir l’asile politique étaient infinitésimales, ils avaient déposé une demande d’immigration à l’ambassade du Canada avant de s’envoler pour Montréal, munis de visas touristiques valides pour six mois.

Izabela, comptable de 37 ans, et son mari Federico, administrateur dans la mi-quarantaine (ils préfèrent témoigner sous des noms d’emprunt), étaient convaincus que le Canada accueillait les jeunes familles à bras ouverts. C’est ce que clame la publicité diffusée par des agences d’émigration dans plusieurs pays d’Amérique latine.

Dès leur arrivée, en décembre 2015, ils se sont donc présentés à la Commission scolaire de Montréal pour inscrire leurs enfants à l’école. Simple formalité, croyaient-ils. Mais ils ont brutalement déchanté.

Leurs trois gamins, alors âgés de 8 à 12 ans, n’avaient pas droit à l’instruction gratuite. Pour les envoyer à l’école, les parents auraient dû payer 6000 $ par enfant : une fortune qui aurait épuisé toutes leurs économies.

— Revenez nous voir quand vous aurez reçu le certificat de sélection du Québec, a dit la CSDM.

Mais quelques mois plus tard, quand Izabela est revenue cogner à la porte de la commission scolaire munie du précieux certificat, c’était pour se faire dire qu’il lui fallait également présenter son permis de travail – qu’elle attend toujours.

« J’ai fini par baisser les bras »

« Nous avons contacté plein de gens, partout, on nous a dit que dans notre situation, nous ne pourrions pas faire inscrire nos enfants à l’école, que c’était impossible, confie Izabela. J’ai fini par baisser les bras. »

Les enfants tournaient en rond à la maison.

« Ils étaient désespérés, ils n’allaient pas à l’école, ils n’avaient aucune occasion de se faire des amis. »

— Izabela

Le plus vieux appelait parfois ses copains restés au pays. En voyant qu’ils continuaient à mener une vie normale, il lui arrivait d’éclater en sanglots.

La famille sentait aussi le regard lourd des voisins : pourquoi donc ces enfants ne vont-ils pas à l’école ? semblaient-ils se demander.

« Cette période de transition a été extrêmement difficile », confie Izabela.

Sa famille ne séjourne pas illégalement au Canada. Izabela et Federico ont renouvelé leurs visas, ils n’ont pas à se cacher et ne craignent pas l’expulsion. Mais comme des centaines d’autres, ce sont des gens en attente de statut, coincés dans une file d’attente bureaucratique. Or, officiellement, seuls les citoyens canadiens, les résidents permanents et les demandeurs d’asile en attente de réponse ont accès à l’instruction gratuite au Québec.

Selon le ministère de l’Éducation, entre 800 et 1000 enfants au statut migratoire précaire sont refoulés ou lourdement facturés par le système scolaire public. Les organismes communautaires qui les défendent parlent plutôt de 1200 à 1800 enfants exclus de l’école.

Leurs parents peuvent être des travailleurs dont le permis a expiré ou qui attendent leur statut de résident, explique Anne Buisson du collectif Éducation sans frontières. Ou des demandeurs d’asile rejetés par le système.

« Ce ne sont pas des gens qui ont traversé l’Atlantique un couteau entre les dents ! », ironise-t-elle.

En attendant que leur situation se clarifie, les enfants écopent. Izabela a eu beau faire l’école à la maison, elle a eu beau inscrire ses enfants dans des groupes d’aide aux devoirs, ses trois enfants ont perdu une année scolaire dans l’aventure.

« Le plus absurde c’est que ces enfants finiront par pouvoir rester ici, et qu’ils auront accumulé un an de retard scolaire pour rien », dit Veronica Islas, directrice du Centre de ressources en interculturel du Centre-Sud (CRIC.)

Chaque année, le CRIC reçoit plusieurs familles incapables d’inscrire leurs enfants à l’école, à moins de débourser une fortune. Et les aide à défoncer les portes de l’école publique.

Bande à part

D’autres provinces canadiennes, comme l’Ontario et la Colombie-Britannique, accueillent les enfants sans se soucier de leurs papiers. La loi ontarienne interdit carrément aux écoles de refuser des enfants en raison de leur statut migratoire.

Aux États-Unis, la Cour suprême a tranché en 1982 : tous les enfants, immigrants illégaux inclus, ont droit à l’école gratuite.

En Europe, il n’y a que Malte et la Hongrie pour lier éducation et immigration, souligne Anne Buisson.

En dressant des barrières devant ses écoles publiques, le Québec fait bande à part dans le monde occidental, reconnaît le ministre de l’Éducation Sébastien Proulx. « Nous accusons un retard dans ce dossier et nous contrevenons à nos engagements internationaux, comme la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. »

Chilienne d’origine, la traductrice Lorena Rojas en a fait l’expérience en arrivant au Québec l’an dernier, après un séjour de trois mois aux États-Unis.

Comme Izabela et Federico, elle voyageait avec un visa touristique en attendant d’obtenir sa résidence permanente. Pour faire entrer son fils à l’école publique de Stanford, au Connecticut, elle n’avait eu besoin que de présenter son carnet de vaccination et un acte de naissance.

« À la commission scolaire de Montréal, on m’a dit : “Désolé, vous êtes une touriste”. »

Son fils, Alan, était alors âgé de 15 ans. Déprimé, il s’est terré dans sa chambre pendant deux mois. « Quand on ne va pas à l’école, on ne peut pas se faire d’amis, on se sent isolé », se souvient-il.

Des trous dans la loi

Ces barrières à l’entrée de l’école publique québécoise ne sont pas infranchissables. « Il y a des trous dans la loi », dit Stéphanie Bellenger-Heng, commissaire à la CSDM.

Cette représentante de la circonscription de Ville-Marie a eu un choc lorsqu’elle a su que deux enfants allaient être expulsés d’une école de son quartier parce que leurs parents se sont retrouvés dans une zone migratoire floue. « Moi qui croyais que l’école était gratuite pour tous, je tombais des nues ! »

Cet accès universel n’est pas complètement bouché pour des enfants à statut précaire – mais il faut être prêt à ramer à contrecourant.

Lorena Rojas a refusé de quitter les bureaux de la CSDM jusqu’à ce qu’on « trouve une solution » pour son fils. Alan a fini par entrer dans la classe d’accueil d’une polyvalente montréalaise, muni d’un « certificat de naissance semi-authentique », avant que sa mère n’obtienne son permis de travail qui a régularisé leur situation.

Mais cette battante qui parle bien anglais se demande comment font les autres parents, plus démunis qu’elle.

Guidés par le CRIC, Izabela et Federico ont réussi eux aussi à faire inscrire leurs enfants à l’école… neuf mois après leur arrivée au Québec.

Les écoles ont accepté de fermer les yeux sur leur statut. Elles n’ont pas envoyé de facture. Le Ministère leur a attribué un « code permanent temporaire » en attendant que leur situation s’éclaircisse.

« Mais techniquement, nous sommes hors la loi », résume Stéphanie Bellenger-Heng.

Les défenseurs de l’accès universel à l’éducation publique racontent des histoires d’horreur d’enfants dénoncés à la DPJ parce qu’ils ne vont pas à l’école – à laquelle ils n’ont pourtant pas droit. De parents qui se battent bec et ongles pour faire entrer leurs enfants à l’école. D’autres qui hésitent, de crainte d’être dénoncés à l’Immigration.

L’accès à l’école est accordé sur la base d’exemptions, ça devrait être la règle générale, plaide Anne Buisson.

Pour Éducation sans frontières, la solution est simple : « Ce que nous voulons, c’est que le Québec cesse de lier l’accès à l’école et le statut migratoire, et qu’il garantisse la confidentialité des dossiers. »

En principe, cette vision fait aujourd’hui l’unanimité au Québec. Mais en pratique, malgré plusieurs initiatives visant à régler le dossier, le problème perdure.

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