Frédérick Lavoie

Lettre d’un journaliste à un enfant mort

Ukraine à fragmentation

Frédérick Lavoie

La Peuplade, 251 pages

Le 7 janvier 2015, le journaliste Frédérick Lavoie est débarqué en Ukraine. Après les grandes manifestations de la place Maïdan, le départ précipité du président Viktor Ianoukovitch, l’annexion de la Crimée, le début de la guerre dans le Donbass. Mais tout juste huit jours avant la mort du petit Artyom Bobrychev.

« Je vais t’expliquer pourquoi le 18 janvier 2015 à 8 h 10 du matin, au 5, rue Ilinskaïa à Donetsk, ta vie a pu t’être interrompue à quatre ans, quatre mois et quatorze jours par une erreur de trajectoire d’une roquette Grad sans que cela altère le moins du monde le cours de la guerre », écrit Frédérick Lavoie à l’enfant au tout début d’Ukraine à fragmentation.

Ce récit, en forme de lettre à une victime innocente, raconte le conflit ukrainien à partir de son premier jour. Dans une écriture précise, Frédérick Lavoie brosse un portrait limpide d’une série d’événements, d’erreurs de parcours et de concours de circonstances qui ont enlisé l’Ukraine – relativement stable – dans la guerre et mené à la mort de plus de 8000 personnes, dont le petit Artyom. Passant d’un côté à l’autre du conflit, il nous présente les craintes, les blessures et les espoirs des uns et des autres.

« Mon but, c’était de comprendre le mécanisme qui a mené un pays en paix à la guerre. » — Frédérick Lavoie

L’auteur avoue d’emblée être repoussé par le journalisme souvent charognard qui se pratique en temps de guerre. « Je ne veux pas être un reporter de guerre. La guerre me répugne, écrit-il dans Ukraine à fragmentation. Je ne veux pas de cette aura romantique qui enveloppe celui qui couvre la destruction et la mort, au péril de sa vie et de son équilibre mental. Je ne cherche pas à devenir une légende ou un martyr de l’information. »

HYMNE AU JOURNALISME INDÉPENDANT

La confession surprend. Frédérick Lavoie, qui en était à ses balbutiements journalistiques, s’est fait connaître du grand public en 2006 après avoir été arrêté par les autorités de la Biélorussie au cours de manifestations à Minsk. De retour au pays, après 15 jours derrière les barreaux, il avait été l’invité de tous les plateaux de télévision, incluant celui de Tout le monde en parle. Certains l’avaient accusé de faire du journalisme à la Jackass. Il avait 22 ans.

Beaucoup d’eau a coulé dans la Volga depuis. Le Saguenéen s’est installé pendant cinq ans à Moscou, d’où il a écrit des centaines d’articles pour La Presse et plusieurs journaux européens. En 2012, il a tiré de ses années de cavales dans l’ex-URSS un premier récit, Allers simples, publié aux éditions de La Peuplade (tout comme Ukraine à fragmentation). Depuis, il a fait un long passage par l’Inde avant d’atterrir à Chicago, son point de chute actuel.

Frédérick Lavoie porte fièrement son chapeau de journaliste indépendant, finançant lui-même la plupart de ses séjours à l’étranger en vendant des articles à la pige. « J’ai le temps de faire les choses. Je n’ai pas de comptes à rendre à personne. Je garde les coûts le plus bas possible, notamment en travaillant avec d’autres journalistes. Quand je suis parti en Ukraine, j’avais en tête de faire un livre, mais je ne savais pas ce qui allait arriver », dit-il.

Le mois qu’il y a passé lui a inspiré un récit de 251 pages. « Contrairement à un reportage, le livre permet d’exposer ma vision du journalisme et ma façon de le pratiquer, dit-il. J’ai besoin du journalisme pour être écrivain. »

Son livre est une œuvre de non-fiction, genre répandu dans la littérature anglophone, mais moins pratiqué en français. Son livre se lit comme un roman, nourri par les rencontres, les bombardements, les brefs moments de peur et ceux, tout aussi courts, de grâce. « Mais je ne romance pas. J’ai la passion du réel », soutient-il.

LE PARTI PRIS DE LA PAIX

Tout au long de son travail sur le terrain, Frédérick Lavoie a veillé à ne prendre parti ni pour l’armée ukrainienne ni pour les rebelles prorusses qui se battent dans le Donbass. Ni pour les révolutionnaires du Maïdan – « même si certains d’entre eux pourraient être mes amis » – ni pour les Russophones d’Ukraine de l’Est. « Je n’arrive pas à prendre parti. Il y a des morts des deux côtés. Des erreurs des deux côtés. Je prends le parti pris de la paix », dit-il.

La version qu’il présente détonne donc d’une bonne partie de la couverture médiatique occidentale, plus sympathique à la version du Maïdan qu’à celle des russophones d’Ukraine.

« En général, dans l’Ouest, la version du gouvernement ukrainien fait plus notre affaire parce que c’est une version pro-occidentale. »

— Frédérick Lavoie

« Les reporters sur le terrain font la part des choses, mais on s’inscrit dans une couverture globale du conflit, qui émane aussi des rédactions, parfois loin des événements. Je ne m’attends pas à ce que mon livre vienne tout changer. Il y a des préjugés bien ancrés. »

Y a-t-il dans la situation ukrainienne un miroir pour notre propre coin du monde ? « On n’est jamais prémuni contre une guerre. Si en Ukraine, il y avait 1 % de chances que [la guerre] arrive, ici, il y a peut-être la moitié de 1 % de chances que la même chose se produise. L’Ukraine avait vécu des tensions dans le passé, mais ça s’était réglé sans violence. Pas cette fois. La violence a rendu la violence possible. Plus les choses se fragmentent, plus c’est difficile d’arrêter tout ça. »

EXTRAIT

Ukraine à fragmentation, de Frédérick Lavoie

« Nous buvons, nous rions, nous dansons. Par la fenêtre, les bombardements nous obligent à vivre du mieux que l’on peut. Vivre, juste au cas.

« Oui, ta mort, [Artyom], est un bon sujet. Elle intéressera davantage que celle d’un soldat ou d’un grand-père. J’irai à tes funérailles. J’écrirai ton histoire. Je ne te pleurerai pas. Tu n’es pas mon drame. Tu n’es qu’une victime innocente parmi d’autres dans cette guerre ; une parmi des centaines le même jour sur la planète. »

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