Chronique

Hier encore

Est-ce qu’on atteint à sa virilité en se promenant en public avec son enfant dans un porte-bébé ? La question, bien sûr, peut paraître ridicule. Pas aux yeux de l’animateur de télé britannique Piers Morgan, qui s’est moqué cette semaine de son compatriote Daniel Craig en publiant sur Twitter une photo de l’interprète de James Bond avec sa fille dans un sac ventral.

« Oh non 007 ! Pas toi aussi… », a-t-il écrit lundi au-dessus de la photo de paparazzi, en y ajoutant le mot-clic #emasculatedBond, en qui laisse entendre que Daniel Craig projette une image « émasculée » de l’agent 007, l’archétype du mâle alpha.

La réplique au persiflage de l’ancien juge de l’émission America’s Got Talent ne s’est pas fait attendre sur les réseaux sociaux. De nombreux papas – pas seulement au Royaume-Uni – ont répondu à Morgan en publiant à leur tour des autoportraits avec leur enfant dans un porte-bébé. Piers Morgan en a rajouté une couche en déclarant sur Twitter – un média qu’il affectionne beaucoup, comme son ami Donald Trump – que tous ces hommes publiaient ces photos parce que leur femme/blonde les y avait obligés…

Invité à l’émission du matin de Morgan, Good Morning Britain, mercredi, l’humoriste Harry Hill a profité de l’occasion pour entarter avec aplomb l’animateur controversé, « au nom de tous ces hommes qui utilisent des porte-bébés ».

Évidemment, que l’on puisse, en 2018, douter de la virilité d’un homme parce qu’il porte son enfant dans un sac ventral et embrasse sans complexe son rôle de père est plus que désolant. Mais il ne faudrait pas croire que Piers Morgan est le seul troglodyte réactionnaire de son espèce à regretter l’époque dépeinte dans la série Mad Men, où papa avait raison, ne changeait jamais une couche et s’attendait à ce que son souper soit prêt lorsqu’il rentrait du travail.

De manière plus insidieuse, dans bien des milieux de travail, ici même au Québec, on n’encourage pas les hommes à prendre de longs congés de paternité. C’est le cas de professions dites pourtant « libérales », comme le droit ou la médecine. Va pour les femmes, naturellement. Mais pour les hommes, s’absenter longuement du travail pour des raisons familiales est plutôt mal perçu. Oui, oui, même en 2018.

Grâce à un employeur très conciliant – tous n’ont pas ce privilège –, j’ai pu profiter de longs congés de paternité.

Au mois et demi de congé que j’ai pris à la naissance de mes deux fils, se sont ajoutés chaque fois trois mois de congé parental. Je n’ai, bien sûr, pas regretté un seul instant de ce « temps de qualité » passé avec mes enfants, hors du tourbillon habituel de la vie quotidienne. C’était du temps volé au temps, hors du temps.

Nous avions notre routine de siestes et de repas, de bains et de courses à faire dans le quartier. J’ai vécu pendant des mois au rythme de mes bébés. Oui, « mes » bébés. À défaut d’avoir été portés dans mon ventre, ils ont souvent dormi SUR mon ventre (que j’avais plus généreux encore à l’époque) pour notre sieste commune de l’après-midi. Le plaisir de m’abandonner au sommeil avec ces petites bouillottes emmaillotées dans les bras…

J’en ai fait, des virées en poussette et des promenades au parc. Seul avec Fiston, à la rentrée de septembre, alors que tout le monde était retourné au travail, ou avec son frère, profitant des premières journées chaudes du printemps. Parfois, je me suis promené avec l’un ou l’autre dans un porte-bébé, caressant leurs douces menottes ou leurs mollets dodus.

Avais-je l’air viril ? Je n’en ai aucune idée. Qu’est-ce que la virilité – « la capacité d’engendrer », selon le Larousse – vient faire dans l’attention, le soin, l’affection que porte un père à son enfant ? Je n’ai pas d’avis sur ce qu’est une image socialement acceptable de la virilité. Je ne comprends pas en quoi, par exemple, la sensibilité serait une valeur plus féminine que masculine. Je pleure plus souvent au cinéma que n’importe quelle femme de mon entourage. Je ne me sens pas moins « mâle » pour autant. « Boys don’t cry » est une expression d’une époque révolue.

Je connais des hommes, avec des postes importants, en entreprise privée, qui ont pris des congés prolongés du travail pour s’assurer que leurs ados allaient bien à l’école et dans la vie en général. Je trouve ça beau. Je trouve ça inspirant. Je trouve ça admirable. Les enfants grandissent rapidement. Ce n’est pas seulement une image ou un cliché. C’est la vérité. Je le sais. Ça se passe sous mes yeux.

Alors quitte à me mêler de ce qui ne me regarde pas, quitte à passer pour un mononcle qui radote, je dis souvent aux jeunes papas que je connais : « Profitez-en ! Parce que ça passe trop vite. »

Je l’ai sans doute répété à mon ami Fred, que j’ai croisé récemment avec son amoureux et leur fille de quelques mois, en montrant du doigt mon plus jeune. Il pousse comme un tournesol depuis qu’il est entré au secondaire. Il n’y a pas si longtemps, il se blottissait contre moi dans un porte-bébé, pour se mettre à l’abri du vent d’automne de l’Île-du-Prince-Édouard. J’avais les cheveux moins gris, les joues plus rondes, mais je m’en souviens comme si c’était hier.

Mon aîné, qui aura bientôt 15 ans, sera sans doute plus grand que moi avant la fin de l’année scolaire. J’ai quitté le foyer familial à 20 ans. Cinq ans, dans une vie d’ado, c’est une éternité. Mais cinq ans, dans une vie de parent d’ado, c’est hier. Hier encore, je caressais leurs petites mains précieuses et leurs cuisses potelées qui sortaient du porte-bébé. Vous pouvez vous en moquer, tant que vous voulez. Je n’échangerais ces souvenirs pour rien au monde.

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