Muzion

Exhortation à la philosophie

Il y a quelques années, les analystes du rap aimaient séparer le genre en deux grandes catégories : le rap « conscient » (ou engagé) et celui qui n’était pas « conscient ». Heureusement, cette distinction simpliste tend à disparaître de nos jours, habilement déconstruite par les tenants d’un rap parfois dit « inconscient », appellation dérisoire qui souligne la prétention des artistes se voyant eux-mêmes comme de quelque façon plus « éveillés » que les autres.

Récemment, un sociologue québécois, Philippe Néméh-Nombré, soutenait avec pertinence qu’il fallait élargir ce qu’on entendait par l’engagement dans le hip-hop, puisque par la seule présence d’artistes afrodescendants dans la sphère publique québécoise, par exemple, il y avait bel et bien engagement et remise en question du statu quo.

Le groupe Muzion, issu du quartier Saint-Michel, à Montréal, qui réédite cette semaine Mentalité moune morne (Ils n’ont pas compris), son album incontournable de 1999, avait compris cela il y a longtemps. Sa simple présence, depuis 20 ans, est un engagement envers un renouveau de l’identité québécoise, mais, comme les membres du groupe le diraient, « ils n’ont toujours pas compris ».

Ce qui m’a d’abord frappé en réécoutant ce disque que j’ai écouté mille fois, c’est le poids énorme de J.Kyll dans la balance du groupe (quatuor à l’époque, devenu trio après le départ de LD-One en 2002). Cette matriarche du hip-hop québécois met au premier plan de ses paroles un déchirement spirituel profond. Elle est complètement décomplexée dans sa volonté d’absolu, malgré la réalité de la rue qui reprend le dessus dès le crépuscule. Elle rappe en prêchant, dans une démarche incomparablement cohérente et assumée.

Quand elle crie « Haïtien ! », dans le tube radio intergénérationnel et interculturel La vi ti nèg, elle parle à tout le Québec, à la francophonie du monde entier, elle dit haut et fort : « Nous sommes là, nous voulons cesser d’exister comme citoyens de seconde classe du monde. »

Son ton éminemment religieux incarne cette volonté de transcendance minée par le poids des déterminismes sociaux, elle flotte quelque part entre ciel et terre.

Pas de doute, comme le soulève la journaliste Rachel Saintus-Hyppolite : si Dany Laferrière raconte l’immigration haïtienne dans la Belle Province, Muzion raconte la vie des enfants de cette immigration, dans le nord de Montréal.

Mais justement, cet album n’est pas que le hit que vous avez déjà entendu à l’épicerie. En fait, cette chanson est quasiment le seul moment de lumière du disque entier, où les compositions en mineur règnent, pianos et violons tristes de bord en bord.

Ce type de composition est devenu un cliché rap québécois dans les années qui ont suivi ; seulement, ça a perdu tout son sens quand la lourdeur harmonique ne sonnait pas vrai. Ici, c’est non seulement authentique, c’est aveuglant de réel.

Écoutez attentivement le début de la deuxième pièce du disque, Rien à perdre. L’intro, avant que le rap débute, subit une modulation, toute l’instrumentation est tirée vers le haut d’un ou deux traits, mais ça reste en mineur. Cela évoque une poussée vers le haut du « peuple de la montagne », comme le veut le titre du disque en créole, mais une poussée consciente que le versant descendant attend patiemment son temps.

Dramatik, rappeur bègue dont le bégaiement se dissout dès que le beat embarque, évoque des réalités cachées et des vérités ensevelies, tel un Platon des temps modernes. J.Kyll et lui ont fondé le groupe, le frère de la deuxième, Imposs, s’y est joint par la suite.

Imposs, c’est la voix plus grande que nature ; c’est lui qui scande le sens de « moune morne » à la fin de la chanson-titre. Le peuple de la montagne, par sa mentalité, désire sortir des mensonges l’entourant, du poids du faux, de la vanité et des mirages de tous les chevaux de Troie de notre temps qui tentent de pénétrer notre âme et de lui saper tout sens du bien.

L’état d’esprit revendiqué par ce disque est ni plus ni moins celui d’un philosophe, toujours insatisfait, modeste, aporétique et résolu dans sa volonté de sagesse éternelle.

Muzion crée, sur cet album, un espace que les meilleures exhortations à la philosophie arrivent à faire exister, donnant l’impression à celui qui fréquente l’œuvre non seulement qu’un renouveau spirituel est possible, mais que la conversion vers le choix d’une vie bonne est absolument nécessaire et pressante.

Muzion, en ce sens, emprunte la voix prophétique d’un grand nombre de rappeurs, de Rakim à Kendrick Lamar, dans une tradition qui plonge ses racines dans le ton de Malcolm X – une inspiration revendiquée par Dramatik –, dont les discours-fleuves faisaient de l’atteinte de la liberté une cause toujours juste, réalisable par tous les moyens jugés nécessaires.

Non, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La critique voltairienne de Leibniz trouve écho dans le dernier vers de la dernière chanson de l’album. C’est à nous de créer le monde, c’est à nous de le sauver. Muzion ne croit pas à quelque grâce surnaturelle ordonnatrice, mais plutôt à l’effort humain commun et constant, qui est lui-même divin.

Hip-hop

Mentalité moune morne (Ils n’ont toujours pas compris) XX

Muzion

Sony Music

En vente aujourd’hui (en CD et en vinyle)

Qui est Jérémie McEwen ?

 Jérémie McEwen donne depuis 2016 un cours intitulé « Philosophie du hip-hop » au collège Montmorency. Un essai du même nom paraîtra à l’automne aux Éditions XYZ. Chroniqueur philo sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, il a publié sur le hip-hop dans Nouveau Projet (sur Wu-Tang) et dans Liberté (sur Enima). Photo de l’auteur : Julie Artacho

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