Naissances chez les 15-19 ans

L’école-cocon

Entre 70 et 90 jeunes femmes de la région métropolitaine convergent chaque année vers l’école Rosalie-Jetté qui scolarise des adolescentes enceintes. C’est une école de la Commission scolaire de Montréal pas comme les autres, un cocon d’où l’on repart avec un bébé, un diplôme et une vie d’adulte à se construire là, tout de suite.

« On était en train de repeindre les murs, dans l’appartement, quand j’ai annoncé la nouvelle à ma mère. » Maude Dupuis avait 16 ans. Elle avait décroché de l’école. Son copain, un réfugié, ne pouvait pas travailler. Elle souffrait de troubles alimentaires. Et là, voilà, elle était enceinte. « Ma mère a eu un petit choc, puis elle a supposé que je ne garderais pas le bébé. Je l’ai envisagé, mais pendant moins de cinq minutes. Je savais que je ne pourrais pas survivre à la perte de mon bébé. Et maintenant que j’ai ma fille, je me dis que je n’ai pas le temps d’être malade. Je ne surmonte plus mes troubles alimentaires seulement pour moi, mais pour ma petite, aussi. » 

Louise Michaud, qui a enseigné pendant 26 ans à l’école Rosalie-Jetté avant de prendre sa retraite, il y a quelques semaines, l’a constaté. « La plupart de mes élèves étaient contentes d’être enceintes. » 

« Certaines poursuivent leur grossesse par valeur personnelle, d’autres parce que ça devient leur projet de vie. Elles sont nombreuses à ne pas avoir une bonne estime d’elles-mêmes et, pour plusieurs d’entre elles, devenir mères, ça signifie devenir quelqu’un. »

— Audrey Leblanc, psychoéducatrice à l’école Rosalie-Jetté

C’est précisément ce que décrivaient déjà en 2009 Martin Goyette et ses coauteurs dans une étude sur les adolescentes de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) devenues enceintes. Pour bon nombre d’entre elles, écrivaient-ils, la grossesse devient « une bouée de sauvetage, qui permet en somme d’échapper à une réalité difficile », « une valorisation », une façon de « s’émanciper légalement et d’accéder à l’aide sociale avant l’âge de la majorité légale. Dans ce contexte, la maternité peut par exemple devenir un moyen d’échapper à une dynamique familiale dysfonctionnelle ». « J’en ai vu, des jeunes filles qui venaient de toucher 1200 $ par mois et qui en avaient, de beaux ongles et de beaux téléphones ! », lance Mme Leblanc.

Parallèlement au cours général qui mène à l’obtention d’un diplôme traditionnel, l’école Rosalie-Jetté offre donc des cours d’organisation familiale, des cours de planification de budget, des cours prénataux, des cours de psychologie de l’enfant et des cours de cuisine. Sur place, on trouve aussi un CPE et une friperie offrant des vêtements d’enfants souvent neufs, obtenus d’entreprises qui s’en débarrassent parfois simplement en raison d’un mauvais étiquetage.

« Je m’en sors mieux que je pensais » grâce à tout cela, dit Maude Dupuis. « Moi, je trouve ça plus difficile que ce que je l’imaginais, raconte au contraire Madelyne Delgado Rodriguez, devenue enceinte à 16 ans. Je pensais que j’aurais un petit bébé parfait, alors que j’en ai un qui a un caractère très fort ! Mais comment pourrais-je regretter quoi que ce soit avec tous ces bisous et ces câlins que je reçois tous les jours ? » « En trois à six mois après l’accouchement, elles sont nombreuses à retourner à l’école tout en continuant à allaiter, en faisant des allers-retours entre le CPE et leurs salles de classe », dit Mme Leblanc.

PAS UNE CACHETTE

Mais faut-il vraiment une école à part pour jeunes filles enceintes, en 2015 ? Audrey Leblanc répond que l’école Rosalie-Jetté « n’a rien de ces endroits où l’on se réfugiait, il y a 40 ans, pour cacher sa grossesse ». Certes, dans certaines écoles, « on donne un peu l’impression de ne pas vouloir de ces filles, comme si leur grossesse pouvait être contagieuse ! Ici, elles ne passent pas pour de drôles de bibittes et leurs nausées leur attirent beaucoup plus de sympathie que dans une classe de 4e secondaire typique », illustre Mme Leblanc. 

« Si j’étais restée à mon école, c’est sûr que je me serais fait niaiser. Je préfère me retrouver parmi des filles qui sont dans ma situation. De toute façon, à mon ancienne école, on m’a fait comprendre que je serais à risque, qu’il y avait trop d’élèves, trop de bactéries, trop de jeunes qui se poussent. »

— Yenifer Reyes

Sur le fond, il reste que ces jeunes filles ont des besoins particuliers auxquels toutes les écoles ne sauraient répondre, ajoute Mme Leblanc. Elles ont besoin d’un CPE tout à côté, besoin d’être renseignées sur ce qu’est le Régime québécois d’assurance parentale, besoin de savoir dans quelles circonstances il peut être amalgamé à l’aide sociale. Mais surtout, ces élèves atypiques ont besoin de flexibilité. À l’école Rosalie-Jetté, de nouvelles élèves sont admises chaque semaine et elles peuvent faire leurs examens du Ministère à quatre moments dans l’année.

Comment s’en sortiront-elles ? Tous les cas de figure sont possibles. Audrey Leblanc se souvient avec émotion de cette jeune fille à qui l’on n’a laissé aucune chance de garder son bébé, à son avis. « Elle avait elle-même été placée depuis qu’elle était bébé et parce qu’elle n’avait aucun réseau social, pas même un tiers de matante ordinaire, la DPJ n’a envisagé que le placement du bébé. J’étais la seule à m’y opposer – sans succès – en plaidant qu’on laisse bien leur bébé à des mères qui ont peut-être un réseau familial, mais un réseau familial totalement dysfonctionnel. »

Il y a donc des histoires tristes. Des enfants qui finissent par être suivis par la DPJ, des mères qui ne s’en sortent pas. Mais il y a aussi quantité de jeunes filles dont on a vraiment bon espoir qu’elles vont y arriver. Christophelle Traïan, par exemple, qui semble déterminée à être avocate et dont le sérieux à l’école, nous dit-on, laisse croire que c’est tout à fait possible. Yenifer Reyes, elle, compte poursuivre à l’éducation aux adultes et devenir secrétaire médicale. Madelyne Delgado Rodriguez est attirée par le domaine de la radiologie.

Les élèves de l’école Rosalie-Jetté n’ont pas toutes un conjoint, mais au cours des dernières années, les pères sont plus présents, y compris dans les cours prénataux. « Je dirais que le cinquième des pères étaient là, dans les dernières années, dit Louise Michaud. Je pense que dans plusieurs cas, le fait d’avoir été eux-mêmes flushés par leur père leur donne la motivation pour s’accrocher. » 

À deux, c’est mieux, surtout quand on part de loin. « Plusieurs des filles que je côtoie sont des fleurs qui ont poussé dans l’asphalte, dit Mme Leblanc. Chacune d’elles me touche. J’admire leur résilience, je les trouve courageuses. Parce que moi, surtout en hiver, je ne pense pas que j’aurais le courage de venir à l’école en autobus, avec mon bébé dans les bras. »

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