Portrait

Le fond du baril

1993

Pierre Lavoie et sa femme Lynne Routhier viennent de passer deux jours à l’hôpital avec leur fille Laurie, âgée de 9 mois. Le pédiatre est dans la chambre. En quelques phrases, il leur assène l’impensable. Leur fille est atteinte d’une maladie héréditaire mortelle. La fillette ne dépassera pas l'âge de 3 ans, dit le médecin. Elle peut mourir en l’espace de quelques heures.

N’importe quand.

Le médecin tourne les talons et les deux parents repartent à la maison avec cette petite bombe, qui peut exploser à tout moment. Lynne Routhier prévoyait reprendre le travail quelques semaines plus tard. C’est impossible : elle doit s’occuper de son enfant.

« Au même moment, raconte Pierre Lavoie en entrevue à La Presse, la compagnie forestière Abitibi Bowater décide de faire une restructuration et de mettre 92 employés dehors. Dont moi. Dans le même mois, on a appris que notre fille était atteinte de l’acidose lactique. Ma femme n’a plus de revenu. Et moi, je tombe sur le chômage à 320 $ par semaine. J’ai une maison neuve, une auto neuve, j’ai deux enfants, dont une qui prend du lait spécial parce qu’elle est malade. J’en ai vécu de la merde. Mais ça, ç’a été le plus difficile. »

Au cours de cette année 1993 le couple Lavoie-Routhier pense avoir touché le fond du baril. Mais il n’est pas au bout de ses malheurs.

Laurie survivra jusqu’à 4 ans. Au fil des mois, les parents se sont mis à penser que la petite avait défié les pronostics et serait l’une des rares survivantes de la maladie. La vie avait tranquillement repris son cours.

Pierre Lavoie, alors triathlonien, part donc s’entraîner en Arizona. Quand il débarque à l’hôtel, le téléphone sonne. C’est le pédiatre Charles Morin, qui lui annonce que sa fille est morte. Sans lui.

« La culpabilité que j’ai ressentie à ce moment-là… je la ressentirai toute ma vie. »

— Pierre Lavoie

À la fin des années 80, les médecins ne comprenaient pas la raison de la mort de ces enfants. « On avait une série d’enfants décédés et on ne savait pas pourquoi, explique aujourd’hui le Dr Morin. Certaines familles ont vu trois de leurs enfants mourir. »

LES MALADIES ORPHELINES

Plus tard, on saura que Lynne Routhier et Pierre Lavoie, originaires du Saguenay, un bassin fertile pour les maladies orphelines, étaient tous deux porteurs du gène défectueux. Le risque d’avoir un enfant atteint de la maladie était de 1 sur 22.

Comble de malchance, ils en auront deux.

Plus tard, en bonne partie grâce à Pierre Lavoie, on découvrira le gène qui cause l’acidose lactique. Deux toutes petites lettres inversées dans un chromosome qui causent un dysfonctionnement de la « centrale électrique » des cellules.

« L’enfant finit par être confronté à une demande énergétique à laquelle il ne peut pas répondre. Une infection, par exemple. Et là, tout s’enclenche », explique le pédiatre Charles Morin, qui a suivi les deux enfants de Pierre Lavoie. En peu de temps, c’est le black-out. Poumons, cœur, cerveau, tout arrête de fonctionner.

Avec les fonds recueillis par Lavoie, les chercheurs ont non seulement identifié le gène, mais ont également mis en place un test de dépistage que tous les couples du Saguenay peuvent passer avant d’avoir un enfant.

« Il a rencontré tous les chercheurs et il ne nous a jamais lâchés, raconte Daniel Gaudet, professeur au département de médecine de l’Université de Montréal. Grâce à lui, on a découvert le gène 10 ans plus tôt. » Charles Morin renchérit : « Son apport a été incroyable. Dès son arrivée, les fonds disponibles pour la recherche ont explosé. »

Par un bien curieux paradoxe, la maladie qui emportera Laurie et, plus tard, son petit frère Raphaël, se manifeste par une accumulation d’acide lactique dans le sang. Le même acide lactique qui donne de douloureuses raideurs musculaires aux sportifs et qui rend les épreuves extrêmes, comme celles que Pierre Lavoie a multipliées, si difficiles à traverser.

L’acide lactique, Pierre Lavoie le connaît intimement depuis bien longtemps. Depuis qu’il a commencé à jogger, « pour pouvoir suivre une belle fille qui courait dans [son] quartier ». Lynne Routhier, une jolie blonde, a toujours fait du sport. Lavoie, lui, a arrêté de bouger au secondaire. Il arrivait systématiquement dernier dans les courses – des sprints – que son prof faisait faire aux élèves. « Pierre, la course, ce n’est pas pour toi », a décrété le prof à la fin de l’année.

Le jeune Lavoie vit alors avec sa mère et ses trois frères et sœurs dans un HLM. En 1976, les enfants doivent quitter leur village natal de L’Anse-Saint-Jean après le divorce des parents. Ce départ marque Lavoie d’une trace indélébile. À 53 ans, il a encore les larmes aux yeux quand il l’évoque.

Il finit sa cinquième secondaire à La Baie, au Saguenay. À cette époque, non seulement est-il sédentaire, mais il commence à fumer. « Je voulais jouer au hockey, mais on n’avait pas les moyens de payer l’équipement et pas d’auto pour me déplacer. J’ai passé ma jeunesse dans les estrades à regarder les autres jouer. »

En commençant à courir derrière Lynne Routhier, au propre comme au figuré, Pierre Lavoie change sa vie. D’un petit jogging dans le quartier, il passe au triathlon, puis aux Ironman – 3,8 kilomètres de natation, 180 kilomètres de vélo et un marathon. Le sport deviendra le fondement de son existence, et surtout le principal outil d’une formidable résilience.

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