Portrait

Pierre et Germain

2000

Raphaël, 20 mois, vient de mourir dans une chambre de l’hôpital Sainte-Justine. Les deux parents repartent – seuls – vers La Baie. Germain Thibault, réalisateur à Radio-Canada, reconduit, avec sa femme, les deux parents abattus jusqu’au stationnement.

« Dans leur petite fourgonnette verte, il y avait le siège de bébé, à l’arrière. Vide. Et là, ils sont partis pour La Baie. Tous les deux, sans enfant, pour quatre heures et demie », raconte Germain Thibault.

Pierre Lavoie et Lynne Routhier avaient passé tout l’hiver à Montréal, au chevet de leur enfant malade. Au fil de ces jours difficiles, Pierre Lavoie a développé une solide amitié avec Germain Thibault. Thibault, qui avait tourné un reportage sur lui quelques mois auparavant, était la seule personne que Lavoie connaissait à Montréal. En débarquant à Sainte-Justine, il l’a tout de suite appelé.

« Le décès de Raphaël nous a soudés pour la vie », résume Pierre Lavoie.

Ce lien entre deux hommes, tissé dans les larmes, scelle une alliance professionnelle indéfectible. Le réalisateur de Radio-Canada finit par quitter son poste et sa sécurité d’emploi bétonnée pour faire le grand plongeon avec Lavoie.

« Si Germain Thibault n’avait pas été là, jamais le Grand défi Pierre Lavoie ne serait rendu là où il est maintenant »

— Laurier Tremblay, collaborateur bénévole de la première heure de Pierre Lavoie

Difficile d’imaginer deux hommes plus différents que Lavoie et Thibault. Lavoie, avec sa dégaine d’acteur de cinéma, a un charme enveloppant auquel il est très difficile de résister. Thibault, le visage rond et le cheveu rare, peut être coupant et abrasif.

Pierre Lavoie est la façade souriante de l’organisation. Germain Thibault, lui, en est la fondation souterraine. « C’est Germain qui mène le show et Pierre l’accepte. Pierre n’est pas un administrateur », dit un ancien employé de l’organisme.

En moins de 20 ans, les deux hommes ont bâti un petit empire. En 1999, Pierre Lavoie fait son premier défi à vélo en traversant le Saguenay. Germain Thibault le suit en auto, avec un caméraman. Puis, les deux hommes lancent les cubes dans les écoles. En 2009, avec son Grand défi – 1000 km à vélo de Saguenay à Montréal –, la métropole découvre Pierre Lavoie.

En 2016, Pierre Lavoie, c’est bien plus que le Grand défi à vélo : avec Germain Thibault à ses côtés, il dirige deux organismes sans but lucratif et trois sociétés privées.

GO LE GRAND DÉFI

Un organisme sans but lucratif qui organise neuf événements par an à la grandeur du Québec. L’événement phare est le Grand défi Pierre Lavoie (GDPL), le parcours à relais de 1000 km à vélo. D’autres événements se sont ajoutés au fil des ans : la Grande boucle, la Grande course, la Course de nuit… Le budget annuel de l’OSBL s’élève à 10 millions de dollars, dont 800 000 $ proviennent des différents ordres de gouvernement.

LA FONDATION DU GRAND DÉFI PIERRE LAVOIE

La fondation finance la recherche sur les maladies orphelines et l’adoption de saines habitudes de vie chez les jeunes. La fondation a un budget de 800 000 $ par an. Ses fonds lui viennent de Go le grand défi.

CUBE CRÉATION

Une société privée à laquelle Go le grand défi sous-traite à Pierre Lavoie et Germain Thibault la gestion des événements et les activités de collecte de fonds depuis 2008. Dans le cadre de ce contrat de service, qui représente le salaire et les frais de déplacement des deux hommes, Cube création a reçu 400 000 $ par an jusqu’en 2014. Il y a deux ans, cette somme a été revue à la hausse par le conseil d’administration de Go le grand défi, mais un engagement de confidentialité, que nous avons signé pour consulter les états financiers détaillés de l’organisation, nous empêche d’en révéler la teneur. La société est propriétaire d’un condo évalué à 444 000 $ à Boucherville, acquis en 2012, où les deux hommes résident lorsqu’ils sont de passage à Montréal.

GRAND DÉFI ENTREPRISES

Une entreprise privée qui se rend dans les entreprises avec un motorisé pour dresser un bilan de santé des employés. Ceux-ci s’engagent ensuite dans des activités de remise en forme et repassent le bilan de santé. En trois mois, les employés perdent en moyenne quatre centimètres de tour de taille et les hypertendus voient leur pression diminuer. « Il y a 30 ans de recherche encapsulés dans cet autobus-là ! », s’exclame le cardiologue Jean-Pierre Després, de l’Institut de cardiologie et de pneumologie de Québec, associé au projet, aux côtés de la chercheuse Nathalie Alméras, aussi conjointe de Germain Thibault.

Depuis quatre ans, pas moins de 4000 employés sont passés par le motorisé. Coût : 295 $ à 400 $ par employé. Les revenus totaux de l’entreprise oscillent donc entre 1,2 et 1,6 million. Le motorisé, d’une valeur de 400 000 $, a entièrement été payé par Pfizer. Selon Germain Thibault, l’entreprise n’est pas rentable. « Si ça continue, on ferme. On a perdu 30 000 $ l’an dernier. »

CONFÉRENCES PIERRE LAVOIE

Pierre Lavoie est le seul actionnaire de cette société privée, qui recueille l’argent versé lorsqu’il prononce ses fameuses conférences. Ses tarifs vont de 0 $ (dans les écoles primaires) à 4000 ou 5000 $ dans les entreprises privées.

Le principal organisme sans but lucratif, Go le grand défi, affiche des excédents de plus de 1 million par année depuis quatre ans. En 2014, l’organisation avait 5,4 millions dans ses coffres. Normalement, un OSBL ne devrait pas faire de profits.

« Oui, on a des surplus. Mais on a des projets »

— Pierre Lavoie

Go le grand défi voudrait lancer six nouveaux projets dans un avenir proche. « Dans un monde idéal, revenus et dépenses s’équivalent, convient Marc Lapierre, comptable de profession et trésorier au C.A. Mais disons qu’on perd un gros commanditaire, cette somme peut fondre vite. Au C.A., on est très à l’aise avec ces surplus. »

Mais la structure hybride de l’organisation Lavoie, qui combine OSBL et sociétés privées, a mis bien des gens mal à l’aise au fil des ans. « C’est devenu une business, une vraie », dit une source, qui a travaillé à l’interne et fait part de ses préoccupations à l’organisation. Comme tous ceux qui nous ont fait part de leurs inquiétudes, cette personne a réclamé l’anonymat.

En clair, plusieurs disent craindre que l’argent transite par l’OSBL pour se retrouver, directement ou indirectement, dans les entreprises privées. « Il va où, l’argent ? On ne sait pas trop », résume la tête dirigeante d’un ancien commanditaire, qui a vainement réclamé d’avoir accès aux états financiers détaillés. « Ce qu’on nous donnait comme chiffres, ça tenait sur une page », dit-il.

Selon nos informations, la société Rio Tinto a demandé, en 2013, d’être représentée au conseil d’administration de l’organisme après avoir été alertée sur le manque de transparence des états financiers. Étienne Jacques, chef des opérations, métal primaire, pour l’Amérique du Nord, a été nommé au C.A. en 2014.

« On a déjà entendu certains commentaires, mais je n’ai jamais eu de grandes inquiétudes à ce sujet, dit M. Jacques en entrevue. C’est notre travail de nous assurer que toutes les sommes amassées soient utilisées à bon escient. »

À peu près à la même époque, le ministère de la Santé a eu des « doutes », nous indique une source de l’interne, sur les états financiers de l’organisation. Les états financiers complets ont été acheminés au service des finances, qui a finalement jugé que tout était casher. « Il n’y a aucune irrégularité comptable. Sur le plan moral, on peut trouver ça difficile à comprendre », poursuit notre source.

Germain Thibault et Pierre Lavoie réfutent avec force toutes les allégations de manque de transparence. « Les états financiers sont déposés au conseil d’administration, trois fois plutôt qu’une, ils sont vérifiés [par la firme Mallette] et étudiés autour de la table par des gens vraiment compétents. C’est la première fois que j’entends ça et je suis un peu surpris », dit Germain Thibault.

Les états financiers de Go le grand défi ne sont remis qu’aux deux ordres de gouvernement et à deux grands partenaires, précise Marc Philibert, président du conseil d’administration de Go le grand défi. Pourquoi ? « Parce qu’on le veuille ou non, on est en compétition avec d’autres OSBL, dit-il. Et c’est un organisme privé, malgré tout. »

Nous avons pu consulter les états financiers de 2015 dans les bureaux d’une firme juridique, en signant un engagement de confidentialité. La seule société liée à MM. Lavoie et Thibault qui reçoit des fonds substantiels de l’OSBL est Cube création. Mais pourquoi sous-traiter des activités à une entreprise privée ?

« Cette structure, c’est nous qui l’avons imposée à Pierre et Germain, dit Marc Philibert, parce qu’on voulait avoir une entité séparée qui rendait des services. » Le C.A. ne voulait pas avoir à départager, dans les heures ou les dépenses engagées par les deux hommes, la proportion qui revenait à l’OSBL. Ainsi, cette somme couvre, en totalité, les dépenses et les frais des deux hommes.

« On a le meilleur deal en ville », estime M. Philibert, qui souligne que les OSBL qui font affaire avec des firmes spécialisées dans la collecte de fonds y consacrent généralement de 7 à 10 % de leur budget. « Nous, on est en bas de cette fourchette. »

Nous avons demandé à Johanne Turbide, professeure à HEC Montréal et spécialiste de la gouvernance dans les OSBL, d’examiner avec nous les états financiers détaillés de l’organisation.

« Pourquoi les honoraires de gestion ne sont-ils pas payés par l’OSBL ? On nous dit que c’est parce que c’est trop compliqué. Je suis surprise d’une réponse comme celle-là. Il devrait y avoir un contrôle plus direct des dépenses des hauts dirigeants, comme c’est le cas partout », indique-t-elle.

D’autres OSBL ont adopté la même structure, souligne-t-elle. « C’est une pratique que l’on tolère. Est-ce qu’elle est discutable ? Peut-être. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.