JOURNÉE INTERNATIONALE DE LA FEMME

Prend-on la littérature des femmes au sérieux ?

Lori Saint-Martin est professeure au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Récemment, elle s’est intéressée à l’espace qu’on accordait aux livres écrits par des femmes dans les sections livres de six quotidiens, au Québec et en Europe.

Elle a constaté qu’en général, les livres écrits par des hommes occupaient une plus grande place (environ les deux tiers, parfois plus). La faute aux médias ? Pas seulement. Dans les cours de littérature ou dans les prix littéraires, les femmes sont aussi sous-représentées. 

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Nombre de femmes qui ont reçu le prix Goncourt en 31 ans

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Nombre de femmes qui ont remporté le Prix des libraires depuis sa création, au Québec, il y a 22 ans

Bien sûr, il y a des raisons historiques qui expliquent ce déséquilibre. « C’est relativement nouveau qu’on s’intéresse à la littérature des femmes, note Catherine Mavrikakis, écrivaine et professeure au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. On en est encore à déterrer les œuvres des femmes pour certaines époques. Cela dit, c’est plus difficile de justifier un corpus exclusivement masculin lorsqu’on parle de littérature contemporaine. On ne peut pas toujours se réfugier derrière l’histoire. »

DES MOTS DE FEMMES

Pour Lori Saint-Martin, il est clair qu’il y a une méfiance et un manque d’intérêt pour ce qu’on qualifie de « choses de femmes ».

« Il y a beaucoup de personnes qui, sans le dire, sont complètement incapables de s’intéresser à des textes de femmes sauf quand la femme leur parle d’un homme comme dans le cas d’une biographie. »

Autre exemple : la créatrice de Harry Potter, J.K. Rowling. « Elle a utilisé ses initiales, observe Lori Saint-Martin. Au début, on ne savait pas que c’était une femme, et si son personnage principal avait été Hermione, elle n’aurait peut-être pas connu le même succès. »

La professeure, qui coordonne aussi la recherche à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM, fait remarquer en outre qu’on n’applique pas les mêmes étiquettes à la littérature des femmes.

« On le voit dans la littérature populaire, note-t-elle. Les femmes qui écrivent de la littérature un peu légère, un peu rose, on appelle ça de la “chick lit” et tout de suite, on comprend que ce n’est pas sérieux. Mais un auteur comme Stéphane Dompierre, par exemple, qu’est-ce qu’il fait si ce n’est pas de la “gars lit” ? En fait, il n’y a pas de nom dépréciateur lorsque c’est un homme qui écrit. Or ce n’est pas plus profond, c’est ni mieux ni moins bien, c’est la même chose en fait. Mais dans un cas, on a une étiquette prête à apposer. »

Auteure du Ciel de Bay City, Catherine Mavrikakis donne pour sa part l’exemple de Nelly Arcan qu’on n’a jamais reconnue, selon elle, comme la grande écrivaine qu’elle était.

« On l’a réduite à sa douleur et à sa présence dans les médias alors que c’était une grande écrivaine. »

— Catherine Mavrikakis, écrivaine et professeure au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, à propos de Nelly Arcan

« De la même manière, poursuit-elle, je trouve qu’on est injuste envers Christine Angot. Les femmes ont fait un travail sur le privé et elles restent dans le “elles” alors que le “il”, lui, est universel. Mais au fait, que faisait Montaigne au XVIe siècle ? Il racontait sa vie… »

Lori Saint-Martin a poussé un peu plus loin sa recherche en portant attention aux mots utilisés pour parler des œuvres masculines. Encore une fois, elle a observé un certain déséquilibre.

« J’ai remarqué que lorsqu’on parle des hommes, on va parler d’œuvres “puissantes”, “magistrales”, des “chefs-d’œuvre”. Ce sont toujours des mots qui sont connotés masculins, on les applique rarement aux livres de femmes. Quand un homme parle de la famille dans son livre, la famille devient un “thème universel” alors qu’il redevient un thème particulier, du domaine du privé si c’est une femme qui en parle. » 

« D’ailleurs, l’adjectif le plus souvent utilisé quand on parle de l’écriture des femmes, c’est “intime”. C’est ahurissant, ça revient tout le temps. »

— Lori Saint-Martin

LES AUTEURS QUI MARQUENT

Par où commencer pour changer les mentalités ? À l’école, bien sûr. Catherine Mavrikakis est membre du comité des femmes du Centre québécois du PEN international, un comité qui s’est donné pour mission de faire la promotion de la littérature des femmes au niveau collégial.

« Nous avons notre première rencontre cette semaine puis nous irons à la rencontre des professeurs de cégep afin de les sensibiliser, explique-t-elle. À l’université, c’est déjà tard, il faut intervenir plus tôt dans le parcours académique des jeunes pour les mettre en contact avec des œuvres féminines. »

Michel Biron est professeur au département de langue et littérature françaises de l’Université McGill. Plusieurs femmes figurent au programme de son cours : Marie-Claire Blais, Suzanne Jacob, Anne Hébert, Gabrielle Roy…

« Je ne pense pas en termes d’homme ou de femme, ce sont des choix qui s’imposent. »

— Michel Biron, professeur au département de langue et littérature françaises de l’Université McGill

Par contre, il trouve plus difficile de trouver des femmes essayistes pour son cours sur l’essai québécois. « Il y a moins de femmes qui ont écrit des essais, affirme-t-il. Monique LaRue est au programme. »

Et pourquoi pas des essais féministes ? Il y en a quelques-uns. « Oui, c’est vrai, répond le professeur. Mais j’estime que c’est un sous-corpus en soi. Pour entrer là-dedans, il faudrait que j’explique dans quel contexte politique ces essais ont été écrits et je ne dispose pas de suffisamment de temps. »

POURQUOI « IL » EST-IL UNIVERSEL ?

Dans les milieux académiques, il y aurait encore des résistances à inclure des auteures féminines dans les cours de littérature générale. « C’est étrange, note Lori Saint-Martin, on a un cours de littérature des femmes au Québec pour parler des écrits des femmes, mais on appelle littérature du Québec un cours qui ne parle que des auteurs masculins. Le cours ne devrait-il pas s’intituler littérature des hommes au Québec ? 

« Il y a une bataille menée depuis très longtemps dans les milieux universitaires qui considèrent le masculin comme étant universel et représentatif, poursuit la professeure. Cette bataille, on n’arrive pas à la gagner. Quand on fait remarquer à des professeurs qu’il n’y a aucune femme dans leur corpus, ils tombent des nues. Je trouve cette innocence répétée un peu suspecte. Ce n’est pas la première fois qu’on en parle, ça fait au moins 30 ans que des féministes se posent ces questions. Rendu là, je crois qu’on peut parler de manspreading culturel. »

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