Témoignage

Les amoureux scaphandres

Il y a des maisons où l’on pense à tort que c’est là que s’éteignent les histoires. On les imagine tristes et blanches. Logeant une petite colonie trouée de la mémoire, le dos cambré, les yeux vides. Souvent on pense que là-bas il n’y a que des peuplades au pas chaloupant, des p’tits vieux tristes aux idéaux volatilisés qui se bercent à perte de vue.

Mais entre les chapelets et les petites cuillères, dans les longs couloirs aux portes pareilles, moi, j’ai vu des anges en uniforme. Le cœur colorié grand comme des montagnes. Le sourire immense, aimant et habitable, le geste doux et bienveillant. Je le sais parce que ma grand-mère habitait là-bas, dans l’une de ces maisons à la toute fin de sa maladie, celle qui fait neiger dans les souvenirs. Ce n’était que de petits flocons d’oubli au début. Puis, la tempête. Tout a été enseveli sous les blancs de mémoire. Les anniversaires, les saisons, le nom de ses enfants, les histoires, l’existence.

Elle est partie en novembre. Dans sa chambre punaisée de photos de famille et de mots d’amour. Elle a soufflé sur la dernière petite bougie qui brûlait encore à petit feu. Délivrée d’elle-même.

Une histoire s’étiole doucement, mais au même moment, à quelques portes de là dans le couloir, il y a Michelle et Jacques. Les amoureux scaphandres.

Dans cette maison où l’on pense à tort que c’est là que viennent se terminer les histoires, il y a aussi parfois des commencements merveilleux. Le sublime inespéré. L’inouïe beauté d’un nouvel amour.

Jacques habitait à la résidence depuis quelques années déjà lorsque Michelle est arrivée. Quarante-huit et soixante-trois ans. Ç’a été le coup de foudre. Mais pas celui qui fait tomber. Celui qui envole. Celui qui transforme les fauteuils roulants en deltaplanes.

Au fil des années,

Il y a des rendez-vous galants entre les piluliers multicolores.

Il y a des rizières dans les draps santé.

Il y a le tour de la terre avant le souper.

Il y a des amoureux scaphandres s’aimant du bout des yeux.

Il y a de l’amour immense, plus grand que la sclérose en plaques et plus grand que le monde.

Si la maladie a ses volières, ces deux-là ont le ciel aux corps.

Mes chansons résonnaient souvent dans leur petite chambre lumineuse aménagée avec un lit double et tout ce qu’il faut pour vivre à petit jour leur histoire. L’été dernier, ils s’étaient préparés ensemble pour assister à mon spectacle dans la ville voisine. C’était une sortie très spéciale pour eux.

Le transport adapté ne s’est jamais présenté. Ils n’ont jamais vu le spectacle.

Puis le temps a passé doucement. Michelle a levé les voiles en novembre, elle aussi. Quatre jours après ma grand-maman. J’ai l’impression que c’est grand-mère qui lui a peut-être montré le chemin en laissant tomber quelques cailloux blancs derrière. On ne le saura jamais.

Après son départ, la petite chambre pour deux était pleine à craquer de son absence. Jacques a décidé d’aller la rejoindre.

Un rendez-vous galant et assisté, prévu pour un 15 de février. Une Saint-Valentin à dos de deltaplane.

Jacques était atteint de la maladie de Lou Gehrig depuis sa jeune trentaine. À 67 ans, entre les murs d’une maison de soins de longue durée, Michelle aura été le seul amour de sa vie.

Le 11 février, je suis partie piano sous le bras. Je ne savais pas trop quoi dire. Je ne savais pas trop quoi faire, alors j’ai chanté. J’avais pensé lui jouer rien qu’à lui dans sa chambre, toutes les chansons qui l’envoleraient un peu. Mais il était timide. Moi aussi. Il a préféré en faire profiter tous les résidants. Au beau milieu du grand salon éclaboussé d’un soleil blanc de février, j’ai chanté tout l’après-midi, devant une petite foule de p’tits vieux magnifiques et heureux qui chantaient, dormaient, applaudissaient ou se laissaient bercer doucement. 

C’était comme une fête d’enfants âgés, mais sans les piñatas, sans les confettis. 

Les anges en uniforme, les préposés et les infirmières dansaient, ma mère pleurait de joie. Jacques était tout près de moi. Ça brillait de mille feux, ça carillonnait de bonheur dans ses yeux lumineux, pleins de vie, d’amour, et de douceur. Il souriait léger, heureux. J’ai joué tout ce que je connaissais, tout mon répertoire et deux fois sa chanson préférée. Ficelles. Avec la voix un peu tremblotante. À la fin de la journée, il m’a raconté. Les premiers moments, les mains qui se frôlent. Il m’a dit que le 15 février, ce sera le dernier souvenir qu’il emportera : leur première nuit d’amoureux. Je lui ai demandé timidement la permission de lui écrire une chanson. Il a dit en riant : 

« Oui, Ingrid ! Ça va faire le tour du monde ? ! » (rires)

« Oui, Jacques, promis… à tout le moins le tour de mon p’tit monde à moi ! Je tâcherai de l’écrire vite, pour que tu puisses l’entendre avant de partir. »

Il m’a répondu : « Pas besoin, je vais l’entendre de n’importe où. »

Jacques a levé les voiles un 15 février en après-midi. Dans sa chambre, entouré de sa sœur et de la famille de Michelle. Il est allé la rejoindre, le sourire aux lèvres. Dans la pièce, tout près de lui, un petit radio soufflait les notes de piano et les paroles d’une chanson écrite juste pour lui, pour eux.

Le paradis ne sera pas étanche.

Ils vont briller jusqu’ici.

Il y a des maisons où l’on pense à tort que c’est là que s’éteignent les histoires. Mais cette histoire, elle ne se terminera jamais.

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