Droits ancestraux

Au pays des Métis autoproclamés

Depuis une douzaine d’années, un mouvement a explosé au Québec : celui de Blancs qui se proclament Métis – et revendiquent des droits ancestraux. La Presse a enquêté sur le phénomène.

Un reportage d’Isabelle Hachey et Marco Campanozzi

Demain : Des contrats pour de faux autochtones

Droits ancestraux

Les nouveaux « Métis »

Chibougamau — Luc Michaud étale une carte du Québec sur la table. Le plan couvre le territoire d’Eeyou Itschee Baie-James, entre les 49e et 55e parallèles. Une vaste étendue nordique, largement inhabitée et aussi grande que l’Allemagne. Près de 350 000 km2 de forêts, de lacs et de rivières sauvages.

Malgré l’immensité du territoire, Luc Michaud et les membres de son groupe s’y sentent de plus en plus à l’étroit. Ils montrent deux taches minuscules, au bas de la carte : les « enclaves », disent-ils, de Chibougamau et de Chapais. À les entendre, ils y sont désormais pratiquement confinés.

Ce n’est pas la faute des Cris, insistent-ils. Mais il faut bien le dire : depuis la signature de la Convention de la Baie-James, en 1975, les représentants de ce peuple autochtone ont montré qu’ils savaient négocier. Au fil des traités conclus avec le gouvernement, ils ont obtenu la plus grosse part du gâteau. « Nous autres, on subit », lâche Luc Michaud.

Exclus de ces pourparlers historiques, ces hommes qui ont passé toute leur vie dans le Nord se considèrent aujourd’hui comme laissés-pour-compte. Il y a trois ans, ils ont décidé de se faire entendre… en créant de toute pièce une communauté autochtone à Chibougamau.

« On voulait être du côté des gagnants. »

— Luc Michaud, chef des Métis autoproclamés de Chibougamau

Le conseiller municipal de 59 ans, yeux bleus et visage rougeaud, est le chef de ces Métis autoproclamés. Il admet ne pas savoir précisément qui sont ses ancêtres autochtones. Cela ne l’a pas empêché de porter une imposante coiffe de chef lors d’une visite à Paris à l’été 2017. Ni de multiplier les rencontres avec des élus dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance officielle pour sa communauté, qui compte aujourd’hui près de 400 membres, dont quelques politiciens et entrepreneurs bien en vue dans la petite ville minière et forestière de 7600 habitants.

un mouvement populaire

Les « Métis » de Chibougamau se sont joints à un mouvement qui a explosé au Québec depuis une douzaine d’années : celui de Blancs qui se proclament Métis – et revendiquent les droits et privilèges qui y sont rattachés – en invoquant des tests génétiques contestés ou de vagues ancêtres autochtones.

Le nombre de Québécois qui se sont désignés comme Métis auprès de Statistique Canada en 2016 a bondi de 149 % par rapport à 2006 – une croissance plus rapide que partout ailleurs au pays. Pas moins de 69 360 Québécois se disent aujourd’hui Métis. Il n’existe pourtant aucune communauté métisse reconnue dans la province.

Professeur à l’Université Saint Mary’s de Halifax, Darryl Leroux étudie ce mouvement depuis quatre ans. Il a recensé une vingtaine d’organisations « métisses » actives au Québec. Plusieurs d’entre elles utilisent les cotisations de leurs membres pour financer des batailles juridiques et tenter d’obtenir une reconnaissance officielle devant les tribunaux.

Aucune n’y est encore parvenue.

Le professeur Leroux a aussi découvert que l’origine du mouvement ne s’explique pas uniquement par une quête d’identité collective. Dans l’est du Québec, des groupes « métis » ont plutôt été créés en réaction aux revendications territoriales des Premières Nations.

« C’est une stratégie politique pour s’opposer aux Micmacs et aux Innus. »

— Darryl Leroux, professeur à l’Université Saint Mary’s de Halifax

Un exemple parmi d’autres : sur la Côte-Nord, un homme qui défendait autrefois les « droits des Blancs » au sein d’une organisation antiautochtone – et qui n’hésitait pas à traiter les Innus de « talibans rouges » dans les médias locaux – se présente aujourd’hui comme un… chef de clan métis !

Plutôt que de poursuivre son combat contre les revendications des autochtones, cet homme prétend désormais être des leurs – et avoir, lui aussi, des droits ancestraux. La même stratégie a été observée en Gaspésie et au Saguenay. Elle semble maintenant avoir été adoptée dans le Nord-du-Québec.

Blancs et amers

Le président de Forages Chibougamau, Serge Larouche, ne cache pas son amertume lorsqu’on évoque le traité de la Paix des braves, signé en 2002. « Les communautés [cries] reçoivent combien par année ? Nous autres, c’est des peanuts qu’on a ici. […] On n’a même plus de salle communautaire à Chibougamau ! »

Serge Larouche est un membre fondateur de la communauté « métisse » de Chibougamau, tout comme son frère Steve, qui en a été le « vice-chef » et en a financé les activités. L’entreprise de forage des deux frères fait partie du paysage de la ville depuis plus de 50 ans. Jusque-là, ceux-ci n’avaient jamais évoqué de racine autochtone.

Serge Larouche cultive un sentiment d’injustice évident face aux concessions faites au peuple cri par le gouvernement. « On n’a aucun droit. »

« Est-ce que je pourrais pêcher sans être obligé de prendre un permis ? Je veux prendre un permis, mais pourquoi les autres communautés adjacentes peuvent mettre un filet n’importe quand ? »

— Serge Larouche, président de Forages Chibougamau

En vertu de la Convention de la Baie-James, les Cris ont le droit de chasser et de pêcher à leur guise sur leur territoire ancestral. Les habitants de Chibougamau, eux, sont soumis aux mêmes règles que tous les Québécois : pour chasser et pêcher, ils doivent se procurer un permis.

Robert Haché, autre membre fondateur, regrette de ne pas pouvoir chasser comme les Cris. « Eux, ils ont le droit de venir autour de nos camps pour chasser nos orignaux. On ne peut pas rien dire. Pourquoi moi, je ne pourrais pas [chasser l’orignal], comme eux, l’hiver ? »

Recrutement au pénitencier

C’est par hasard que Robert Haché a fait la connaissance de Guillaume Carle, controversé « grand chef » de la Confédération des peuples autochtones du Canada (CPAC).

En 2011, Robert Haché a écopé d’une peine de quatre ans de prison pour trafic de drogue. Au centre de réception de Sainte-Anne-des-Plaines, on lui a demandé s’il était autochtone – une question de routine pour les nouveaux détenus.

Robert Haché se souvenait des discussions de ses oncles à propos du « sang indien » qui circulait dans la famille. Il a tenté sa chance.

Au pénitencier de Cowansville, un intervenant lui a soumis une liste d’organismes prêts à le représenter. « J’ai pogné le premier du bord. » C’était la CPAC, qui n’est reconnue ni par Ottawa ni par l’Assemblée des Premières Nations. Son grand chef, Guillaume Carle, est largement considéré comme un usurpateur de l’identité autochtone, comme l’a révélé une enquête de La Presse en novembre.

Malgré tout, on a proposé à Robert Haché de devenir membre de son groupe, sans autre vérification. « La façon dont on détermine si un délinquant est autochtone se fonde sur le principe de l’autodéclaration », explique Kathleen Angus, administratrice régionale des Initiatives autochtones à Service correctionnel du Canada.

C’est ainsi que Robert Haché a obtenu sa carte de membre de la CPAC – un document sans valeur juridique – au pénitencier.

« Je suis tombé dans l’aile des Amérindiens. On avait pas mal plus d’avantages. »

— Robert Haché, Métis autoproclamé

Du tabac. De la viande d’orignal. Mais surtout, une cellule à occupation simple.

Robert Haché se souvient qu’un jour un aîné autochtone travaillant à la prison l’a prévenu : « Il y a beaucoup de monde qui prend la carte à Guillaume. Fais attention. » Il n’a pas tenu compte de la mise en garde.

Une filiale à Chibougamau

Peu après sa sortie de prison, Guillaume Carle lui a demandé de créer une communauté affiliée à la CPAC à Chibougamau. « Il voulait que j’ouvre une communauté ici », raconte Robert Haché, qui est originaire de la ville. « Je l’ai essayé. »

L’assemblée de fondation a eu lieu le 28 novembre 2015 dans un bar désaffecté de la rue principale de Chibougamau. Une vingtaine de personnes étaient présentes, dont Guillaume Carle, Robert Haché et les frères Larouche.

« C’était tellement n’importe quoi ! », se rappelle Myriam Gaudreault, une avocate qui a assisté à l’assemblée avec son conjoint, Alexandre Cyr. « Ce qui nous a vraiment fâchés, c’est qu’il n’y avait pas un Cri là. » Le couple avait cru – à tort – que le nouvel organisme servirait à faire le pont entre les deux communautés.

Dans l’ancien bar, Guillaume Carle a prélevé un échantillon de salive des personnes présentes, question de déterminer leur pourcentage de sang autochtone. « Il faisait les tests d’ADN sans gants. Il mettait [le bâtonnet de prélèvement] dans la bouche des gens, sortait ça avec ses doigts et passait au suivant », s’étonne Alexandre Cyr.

Le couple a pris ses distances après cette réunion. Mais d’autres sont restés. Bientôt, la communauté allait connaître une popularité fulgurante à Chibougamau.

« Tout le monde voulait embarquer. Tout le monde ! Ça débordait. Je travaillais une journée par semaine juste à faire les tests d’ADN. Le monde m’appelait, ça ne dérougissait pas. »

— Luc Michaud

Pas moins de 550 des 7600 habitants de la ville ont payé 250 $ pour passer le test d’ADN, selon Luc Michaud. Aucun n’a été refusé au sein la communauté – pas même une immigrée irlandaise, dont le test a étrangement révélé que du sang autochtone coulait dans ses veines.

Les échantillons de salive ont été analysés par Viaguard Accu-Metrics, un laboratoire de Toronto qui a aussi découvert, l’an dernier, des racines autochtones à des journalistes de la CBC d’origines russe et indienne. Le labo a même obtenu des résultats positifs à partir d’échantillons prélevés sur… des chiens !

Le propriétaire de Viaguard Accu-Metrics, Harvey Tenenbaum, a refusé de commenter ces révélations, évoquant des poursuites judiciaires en cours.

Le reportage n’a pas ébranlé Luc Michaud. « Les tests d’ADN, je leur fais confiance à 100 % si c’est bien fait. On trouve des meurtriers avec ça. » Il admet que la « crise » provoquée par les reportages de la CBC et de La Presse lui a tout de même fait perdre 160 membres.

« une OBNL »

Ceux qui sont restés ont obtenu – moyennant 80 $ – une carte plastifiée de la CPAC stipulant à tort que le détenteur « est un autochtone au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle du Canada (1982) et peut se prévaloir des droits autochtones applicables ».

Parmi les membres, des notables de la ville, dont la directrice générale de la Société d’aide au développement des collectivités, un ancien aspirant maire et deux des six conseillers municipaux. « Même mon adjoint à Chibougamau est membre », soupire le député fédéral Roméo Saganash, lui-même issu de la communauté crie. « Je ne me mêle pas de ses affaires personnelles, c’est un bon travailleur », s’empresse-t-il d’ajouter, sans toutefois cacher qu’il trouve « désolante » la popularité de ce groupe « métis » en plein territoire cri.

« J’ai été surprise de l’engouement. On me disait : “Manon, as-tu fait ton test de salive ?” »

— Manon Cyr, mairesse de Chibougamau

Certains des concitoyens de la mairesse Cyr espéraient utiliser leur carte pour obtenir des exemptions de taxes lors de l’achat de marchandises. « J’ai dit : “Faites attention, parce que ce n’est pas légal. Vous ne serez jamais reconnus.” »

Contrairement à l’ex-maire de Saguenay Jean Tremblay, qui a soutenu financièrement le mouvement local de « Métis » et qui s’est opposé aux négociations territoriales avec les Innus de sa région, la mairesse Cyr n’a pas de temps à perdre avec la communauté « métisse » de Chibougamau. « Je vais être un peu directe : pour moi, c’est une OBNL. » L’équivalent, dit-elle, d’« un club de l’âge d’or ou d’un club d’infirmières ».

Droits ancestraux

La renaissance du peuple cri

OUJÉ-BOUGOUMOU — Ron Simard se souvient du temps où des familles cries squattaient sur leurs terres ancestrales, entassées dans des camps de fortune au bord de la route menant à Chibougamau. « C’était comme dans un pays du tiers-monde. »

Oubliés de la Convention de la Baie-James, les Cris d’Oujé-Bougoumou ont été délogés à sept reprises, au gré des développements miniers de la région. Les familles se sont dispersées. Longtemps, elles ont été forcées de vivre dans des cabanes dépourvues d’électricité et d’eau courante.

Elles ont bataillé pour se faire entendre. En 1989, elles ont même bloqué une route. L’année suivante, Ottawa s’est engagé à leur construire un village permanent. Et c’est ainsi qu’en 1992 Oujé-Bougoumou a été érigé au bord du lac Opémiska, à 60 km à l’ouest de Chibougamau.

Le résultat est spectaculaire. Conçu par l’architecte autochtone de renom Douglas Cardinal, ce village aux courbes élégantes n’a rien à voir avec les misérables cabanes d’autrefois ni avec l’idée que l’on se fait parfois des réserves indiennes rongées par la pauvreté.

« Quand ils arrivent ici, les touristes ont un choc. Ils ne s’attendent pas, dans un village de 890 habitants en pleine forêt, à trouver des infrastructures de pointe, un musée, un gymnase, une piscine quasi olympique, une patinoire… »

— Ron Simard, agent de tourisme à Oujé-Bougoumou

« Quand on se rappelle d’où on vient, c’est presque un miracle. Pendant la construction du village, les aînés étaient en pleurs tellement ils étaient émus et reconnaissants. Ils étaient en paix de savoir que leurs enfants n’auraient pas à vivre ce qu’ils avaient vécu. »

Les erreurs du passé

Enfant, Ron Simard a lui-même subi la violence, le racisme et la pauvreté. Le colosse de 40 ans se rappelle le logement de Chibougamau où les sept enfants de la famille dormaient dans une seule pièce, cordés les uns sur les autres. Il se rappelle les abus, l’alcool, l’anxiété, la colère.

Il se rappelle tous ces maux, fréquents chez les autochtones, que le gouvernement cherche aujourd’hui à soulager en réparant les erreurs du passé. Ces maux dont n’ont jamais souffert les « Métis », qui réclament eux aussi divers privilèges « ancestraux ».

L’opportunisme de ces demandes n’échappe pas à la mairesse de Chibougamau, Manon Cyr. « C’est assez paradoxal qu’en 2019 des gens revendiquent les mêmes droits que les autochtones, quand on connaît l’histoire des autochtones au Québec », laisse-t-elle tomber.

Chef d’Oujé-Bougoumou, Curtis Bosum se montre plus circonspect. Aussi vaste soit le territoire, ici, Québécois et Cris se côtoient tous les jours. Pas question pour lui de jeter de l’huile sur le feu – ni de donner aux « Métis » de Chibougamau une importance qu’ils ne méritent pas.

Curtis Bosum admet pourtant s’être inquiété de la création de cette communauté, au point d’alerter le Grand Conseil des Cris, désormais responsable d’en surveiller – discrètement – l’évolution. Pour les « Métis » de Chibougamau, il y aura une ligne à ne pas franchir. Qu’ils ne s’avisent pas, prévient Curtis Bosum, de s’arroger les droits et privilèges des Cris.

« No Indians Allowed »

À peine 50 ans se sont écoulés depuis l’époque où les entreprises de Chibougamau affichaient à leurs fenêtres des écriteaux indiquant « No Indians Allowed », raconte la directrice du Centre d’amitié Eenou de la ville, Jo-Ann Toulouse. « Il y avait beaucoup de racisme, dans le temps. »

« Dans le Chibougamau des années 70, on ne se le cachera pas, c’était encore rough, les relations autochtones-Québécois, dit Curtis Bosum. Mais, avec le temps, on a été capables d’apprendre à se connaître. »

Aujourd’hui, les Chibougamois réalisent mieux ce qu’ont traversé les Cris – et s’indignent d’autant plus de la création d’une communauté « concurrente » dans leur ville. « Même mes amis québécois me disent : “Ça ne se peut pas, c’est quoi, cette affaire-là ?” », raconte Curtis Bosum.

« Il y a une certaine dérision dans les médias sociaux à propos de ces wannabe autochtones. »

— Jo-Ann Toulouse, directrice du Centre d’amitié Eenou de Chibougamau

Elle croit cependant que, si certains d’entre eux se proclament Métis par opportunisme, d’autres « cherchent vraiment à se réapproprier leur identité ».

D’autres encore craignent carrément de disparaître.

Le recul des Blancs

« Quand je suis arrivé à Chibougamau en 1955, il n’y avait pas encore d’électricité dans notre maison », raconte Réal Lavoie, qui a récemment été nommé vice-chef des « Métis » de la ville. « On vivait dans des petits camps, il n’y avait pas de toilettes. On était vraiment des pionniers. »

Mais voilà, les pionniers se sont installés sur un territoire occupé depuis plus de 5000 ans par le peuple cri. Aujourd’hui, ils craignent de tout perdre.

« Si je n’ai plus accès au territoire, je n’ai plus ma raison de vivre », s’inquiète Mario Létourneau, un autre « Métis ». « Je suis venu au monde ici. Mes racines sont dans ce territoire. Moi, je ne suis pas heureux dans le Sud. La nordicité m’habite. »

La création d’un gouvernement régional paritaire entre les Cris et les Québécois, en 2014, n’a fait qu’exacerber leurs craintes.

Déjà, le territoire Eeyou-Istchee Baie-James compte 18 000 Cris et 12 000 Québécois. Ce n’est qu’une question de temps avant que les Cris ne « prennent le contrôle » du gouvernement régional, prévient le chef, Luc Michaud.

La mairesse Manon Cyr, actuelle présidente du gouvernement régional, confirme que les sièges seront redistribués en 2021 pour mieux représenter la population du territoire. C’est le principe de la démocratie, souligne-t-elle.

« Qui serions-nous pour dire aux Cris : “Même si nous sommes minoritaires, nous continuerons à vous gouverner” ? »

— Manon Cyr, mairesse de Chibougamau

La mairesse reconnaît l’inquiétude d’une partie de ses concitoyens ; ce sentiment d’être étouffé, de disparaître à petit feu. Mais ils sont dans l’erreur, assure-t-elle. Plutôt que de considérer l’essor du peuple cri comme une menace, ils devraient, au contraire, s’en réjouir.

Le dixième de la population de Chibougamau est composé de Cris. La ville compte une école anglophone bondée et quatre concessionnaires de motoneiges. « Ce n’est pas vrai que c’est juste des Blancs qui achètent des motoneiges ! », s’exclame Manon Cyr.

La vérité, c’est que Chibougamau dépend des Cris pour survivre.

Droits ancestraux

Comment être reconnu comme Métis ?

Pour le chef « Métis » autoproclamé Luc Michaud, il suffit à un Québécois d’avoir parmi ses ancêtres une autochtone ayant vécu au XVIIe siècle pour se déclarer Métis et obtenir les droits qui en découlent. Jugement après jugement, les tribunaux du pays lui donnent tort. Voici l’état du droit sur la question.

Pas de métis reconnus au Québec

« Aucune communauté métisse détentrice de droits constitutionnels n’a été reconnue à ce jour sur le territoire du Québec », souligne la ministre responsable des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours. Les organisations québécoises qui se proclament métisses exploitent une confusion autour du terme « Métis » utilisé dans la Constitution. Ce mot « ne vise pas toutes les personnes d’ascendance mixte amérindienne et européenne, mais plutôt les peuples distincts qui, en plus de leur ascendance mixte, possèdent leurs propres coutumes, façons de vivre et identité collective reconnaissables et distinctes », précise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Powley.

L’arrêt Powley

En 1993, Steve Powley et son fils Roddy ont tué un orignal sans permis de chasse près de Sault-Sainte-Marie, en Ontario. Dix ans plus tard, la Cour suprême a jugé qu’en tant que Métis, les deux hommes avaient un droit constitutionnel de chasser leur nourriture. Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays énonce les 10 facteurs à considérer pour désigner un Métis ; c’est le « test Powley ». Un individu doit notamment prouver son appartenance à une communauté métisse historique, qui existait avant la mainmise des Européens sur le territoire où il revendique des droits ancestraux.

Course à la reconnaissance

C’est après l’arrêt Powley que des milliers de Québécois ont commencé à se décrire comme Métis, a constaté Darryl Leroux, professeur à l’Université Saint Mary’s de Halifax. « La décision a ouvert une porte. » Depuis, au moins neuf Québécois ont tenté de passer le « test Powley » devant les tribunaux. Tous ont échoué. D’autres risquent bientôt de connaître le même sort. Dans une procédure en cours à Maniwaki, le juge Pierre Dallaire, de la Cour supérieure, a prévenu en 2016 qu’il serait « plus facile de clouer du Jell-O sur un mur » que de cerner les « allégations remarquablement vagues et insaisissables » qui lui ont été présentées pour prouver l’existence d’une communauté métisse historique en Outaouais.

Une ancêtre au XVIIe siècle

En consultant des forums de recherches généalogiques, Darryl Leroux a découvert que des milliers de « Métis » québécois se réclamaient des mêmes ancêtres autochtones, soit une poignée de femmes ayant vécu… au XVIIe siècle. « C’est le cas de Marie Sylvestre, qui s’est mariée en 1644 à un Français. Aujourd’hui, elle a environ 800 000 descendants ! » Le professeur s’est aussi penché sur les 2000 arbres généalogiques soumis à la Cour supérieure dans la cause de Maniwaki. Pas moins de 80 % des membres de cette communauté se disent Métis sur la base d’une seule ancêtre autochtone, au XVIIe siècle. Si tous les Franco-descendants dans la même situation se proclamaient subitement Métis, le nombre d’autochtones au Canada passerait de 1,6 million à 6 millions.

L’arrêt Daniels

Dans son premier communiqué de presse, la Communauté autochtone de Chibougamau affirme qu’un jugement rendu par la Cour suprême dans l’affaire Harry Daniels, en avril 2016, reconnaît aux Métis et aux Indiens non inscrits « les mêmes droits que les Indiens statués » au Canada. En réalité, c’est loin d’être aussi clair. Les Indiens non inscrits – c’est-à-dire sans reconnaissance formelle – restent exclus du régime mis en place par la Loi sur les Indiens. L’arrêt Daniels tranche une question de juridiction, en désignant le gouvernement fédéral responsable de tous les autochtones. Cela dit, il ne suffit pas de se déclarer Métis pour être reconnu comme tel. C’est toujours le « test Powley » qui s’applique, au cas par cas.

Des droits limités

Même reconnus, des Métis ne pourraient exercer leurs droits sur le territoire des Cris, fait remarquer le député fédéral Roméo Saganash. « Je peux chasser dans la région de la Baie-James parce que je suis cri et que c’est mon territoire traditionnel, explique-t-il. Je ne pourrais pas faire la même chose sur le territoire des Attikameks ou des Innus. Si je vais chasser en Gaspésie ou sur la Côte-Nord, je dois suivre les mêmes règles que tous les Québécois. » Quand Luc Michaud lui a raconté avoir une ancêtre autochtone aux États-Unis, Roméo Saganash lui a expliqué que c’est là-bas, et non à Chibougamau, qu’il devrait revendiquer des droits. « Je pense qu’il aurait dû comprendre. »

Droits ancestraux

Autochtones, mais pas trop

Les propos tenus dans le passé par des « Métis » du Saguenay, de la Côte-Nord et de la Gaspésie révèlent l’opportunisme de leurs prétentions identitaires, voire l’hostilité manifestée par certains d’entre eux à l’égard des autochtones. En voici quatre exemples.

André Forbes, Côte-Nord

Avant de devenir « chef de clan métis » de la Côte-Nord, en 2005, André Forbes était porte-parole de l’Association pour le droit des Blancs. Ce groupe luttait contre l’Approche commune, un traité que le gouvernement tentait de négocier avec les Innus de la Côte-Nord et du Saguenay. « Il ne faut pas se laisser marcher sur le dos par quelques plumes rouges », s’indignait M. Forbes en 2003. Les Innus étaient des « talibans rouges ». Leur donner des droits supérieurs constituait une « politique haineuse », porteuse de « tensions sociales ». Ces propos ont rattrapé André Forbes en 2011, lorsqu’il est devenu candidat libéral dans Manicouagan. Embarrassé, le chef Michael Ignatieff l’a largué en pleine campagne.

Claude Pineault, Saguenay

On se souvient des « étobus » et des musulmans qui prient « à quatre pattes à terre sur leurs p’tits tapis ». On sait moins que, 11 ans avant sa participation remarquée à la commission parlementaire sur la Charte des valeurs, en 2014, Claude Pineault – l’homme du célèbre couple Pineault-Caron – avait participé à une autre commission parlementaire, cette fois pour protester contre l’Approche commune. « Pour moi, toutes les personnes qui habitent le Québec sont des Québécois », avait-il plaidé. Pas une seule fois n’avait-il fait mention de son identité métisse, craignant plutôt de perdre ses terres à bois au profit des Innus. Quelques années plus tard, Claude Pineault se disait Métis et réclamait des droits ancestraux.

Jean-René Tremblay, Saguenay

En 2002, la Fondation Équité territoriale a été créée pour s’opposer aux revendications des Innus au Saguenay. Quelques années plus tard, les détracteurs de l’Approche commune ont changé de stratégie, a admis Jean-René Tremblay, ancien chef de la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan. « La communauté métisse est la seule porte de sortie pour contrer la démarche des Amérindiens, à l’heure actuelle, qui veulent ramasser tout le territoire », a-t-il expliqué en 2008 à un anthropologue du Collège universitaire de Saint-Boniface. « Ils se sont essayés avec d’autres organismes, par exemple l’Équité territoriale. […] Ils ont manqué leur coup parce que, pour réellement contrer un traité, il faut que tu en fasses partie. Il faut que tu sois […] le gouvernement, ou bien donc que tu sois autochtone. »

Benoît Lavoie, Gaspésie

C’est pour lutter contre un projet de pourvoirie des Micmacs de Gesgapegiag qu’un groupe de chasseurs de la Gaspésie a créé une communauté métisse, en 2005. L’idée a germé lors d’une expédition de chasse dans les Chic-Chocs, admet Benoît Lavoie, grand chef de la Nation métisse du Soleil Levant, dans un document juridique datant d’octobre 2016. « Nous autres, [les Micmacs] prenaient nos territoires de chasse… ça fait que, dans les recherches que j’ai faites de mon bord, une nation autochtone n’a pas le droit d’enlever le droit de chasse à une autre nation. […] on a décidé de partir… de réclamer nos droits. » Aujourd’hui, la Nation métisse du Soleil Levant ne compte pas moins de 15 695 membres.

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