La toile invisible

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L’icône jaune indique « Ajouter au panier ! » Mais dans ce site web – comme dans une bonne quinzaine d’autres, toujours plus nombreux –, on ne vend ni vêtements, ni disques compacts, ni romans.

La photo qui s’affiche montre plutôt un monticule de poudre blanche : « Échantillon 0.1. Héroïne afghane numéro 4 – 22 $ plus 2 $ pour l’envoi postal ». Une autre annonce propose des cocottes de marijuana « biologiques » à 140 $. À ce prix, l’expédition est gratuite.

La Presse a facilement déniché ces deux offres parmi les milliers d’autres répertoriées sur Blue Sky, un bazar virtuel où les vendeurs de drogue imitent les marchands d’Amazon et d’eBay en se rassemblant pour former de petits empires. Les achats s’y font en deux ou trois clics. Les Canadiens y magasinent sans trop de crainte et vont même jusqu’à y laisser leurs commentaires.

Le marchand d’héroïne à 22 $ et le producteur de marijuana à 140 $ expédient chacun leurs colis à partir du Canada. « Je suis au Canada. Le colis est arrivé vraiment vite et il était excellent », a écrit ce mois-ci un acheteur de cocaïne.

PLUS DE POUVOIRS

Pour contre-attaquer, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) réclame plus de pouvoirs. « On vient de lancer un groupe de travail avec Postes Canada pour faciliter les fouilles et l’interception de paquets », révèle le caporal Luc Chicoine, coordonnateur national de la lutte contre les drogues. La loi actuelle est désuète, affirme-t-il. « Si le colis n’a rien de louche, que ce n’est pas lié au terrorisme, on ne peut rien faire. »

Peu importe les soupçons, les lettres d’origine étrangère de moins de 30 g ne peuvent même pas être ouvertes sans l’autorisation du destinataire ou de l’exportateur. Si les deux refusent, elles seront renvoyées à ce dernier. C’est la loi.

L’internet est si vaste qu’il est encore plus ardu de s’attaquer aux sites web. Le FBI a mis deux ans et demi à fermer le premier empire de drogue virtuel, Silk Road, et à arrêter son présumé administrateur, Ross Ulbricht (alias Dread Pirate Roberts), en septembre 2013. Dans l’intervalle, le physicien de 29 ans aurait eu le temps d’empocher 80 millions de dollars en commissions, soit environ 6,6 % des ventes totales.

Un mois plus tard, Silk Road 2.0 était déjà né. « Ils ont peut-être coulé le navire, mais ils ont réveillé le “kraken” [un monstre marin légendaire doté de nombreux tentacules] », a alors écrit le nouveau Dread Pirate Roberts.

« Entre 15 et 20 successeurs de Silk Road se font concurrence aujourd’hui. Et certains sont rendus encore plus gros qu’il ne l’était », confirme David Décary-Hétu, professeur adjoint à l’Université de Montréal. Auteur d’une rare étude sur le milieu, il présentera ses dernières découvertes au Centre international de criminologie comparée, en novembre, alors que doit se mettre en branle le procès d’Ulbricht.

Deux semaines avant la fermeture du premier Silk Road par le FBI, ce criminologue et une professeure de droit de Manchester sont parvenus à copier l’historique des transactions réalisées ce jour-là. Leur constat : les ventes avaient plus que sextuplé depuis qu’un chercheur américain avait fait la même chose en analysant 24 000 annonces et 180 000 commentaires de clients, 15 mois plus tôt.

« Ces marchés répondent à une demande exceptionnellement forte et ils n’ont pas fini de croître. »

— David Décary-Hétu, criminologue et professeur adjoint à l’Université de Montréal

Depuis la fermeture de Silk Road, très médiatisée, plusieurs savent qu’il suffit d’installer un logiciel gratuit, Tor, pour se rejoindre anonymement dans le sous-réseau secret du même nom (voir notre infographie). Les paiements s’y font en bitcoins, une monnaie virtuelle qui s’échange de façon tout aussi anonyme. Et l’argent des acheteurs est gardé en fidéicommis jusqu’à ce qu’ils reçoivent leur commande.

Pour M. Décary, il s’agit d’une telle innovation criminelle qu’elle pourrait « transformer le marché de la drogue de façon suffisante pour faire reculer les efforts de régulation de plusieurs décennies ».

Nicolas Christin, l’autre chercheur qui a analysé Silk Road, est arrivé au même constat. Lutter contre les marchés virtuels est si ardu et si coûteux qu’il pourrait être plus efficace de tenter de réduire la demande, écrit-il.

65 VENDEURS CANADIENS

D’après son étude sur la première mouture de Silk Road, environ 6 % des annonces répertoriées – soit 1440 – s’adressaient exclusivement aux Canadiens. Le professeur Décary-Hétu a ensuite identifié 65 vendeurs canadiens différents sur la même plateforme. Mais environ la moitié de tous les vendeurs ne se soucient guère des frontières et expédient leur marchandise partout dans le monde.

L’Agence canadienne des services frontaliers le vit au quotidien. En 2013, 80 % des 2051 saisies de drogue réalisées au Québec l’ont été dans des colis postaux. « Et la tendance, c’est la petite quantité envoyée à monsieur et madame Tout-le-Monde », précise Priscilla Da Graça, analyste au centre de tri Léo-Blanchette de l’arrondissement de Saint-Laurent, où affluent 14 millions de colis par an.

Certains vendeurs se contentent de coller des comprimés sous des rubans adhésifs ou de camoufler leurs produits dans de la nourriture. Mais la drogue est parfois cachée dans des costumes de mascotte, des stylos-feutres, des sandales, des tuiles… En 2013, des agents montréalais ont découvert des tapis poussiéreux imbibés d’héroïne. En mars dernier, ils se sont méfiés d’enveloppes contenant des sachets de lubrifiant pour jouets sexuels. « C’était des stéroïdes liquides. Mais c’est vraiment des coups de chance quand on trouve des choses qui étaient très bien cachées, admet Mme Da Graça. Et ils se réinventent. »

« Sur les groupes de discussion, d’anciens employés des postes américaines ou d’UPS expliquent comment ne pas se faire détecter, rapporte le professeur Décary-Hétu. Et les sites inventent sans cesse de nouvelles méthodes pour crypter leurs messages et échapper à la surveillance policière. »

UNE GYNÉCOLOGUE ARRÊTÉE

Résultat : au Canada, la GRC n’a encore coincé personne. « Je vais être franc, il y a eu des enquêtes. Des agents doubles ont fait des achats sur les sites, des saisies, mais pas d’arrestation. C’est extrêmement difficile, dit le caporal Chicoine. Tu essaies de faire le mieux avec les ressources que tu as. Tu vises les grosses quantités. »

« Mais personne n’est à 100 % inconnu, même dans ce monde souterrain. À un moment donné, une transaction quelque part laissera une trace. »

Quelques vendeurs et employés de Silk Road l’ont appris à leurs dépens. D’après le FBI, une gynécologue du Delaware, Olivia Bolles, a expédié du Xanax et des antidouleurs cachés dans des bonbons à plus de 600 reprises, dans 17 pays. Mais « medpro » en a vendu une fois de trop à un agent double.

Après avoir été arrêté lui aussi, un ex-employé des Silk Road 1 et 2, Andrew Michael Jones, a sonné l’alarme sur un forum concurrent en écrivant que la police lui avait « montré toutes sortes de merdes qu’elle n’aurait pas dû savoir, y compris des conversations avec des acheteurs ».

Aux Pays-Bas, en février dernier, les autorités ont fermé un autre site du genre, Utopia, et arrêté cinq hommes. Des agents doubles leur avaient acheté de la drogue et des armes.

GROS ROULEMENT

Autre problème : plusieurs administrateurs de site ont soudain laissé leurs clients en plan, en général pour filer avec le magot.

Peu avant la fermeture de Silk Road, un petit concurrent, Atlantis, a fermé « pour des raisons de sécurité ». Peu après, Black Market Reload a fait de même par crainte d’être submergé par les clients des deux autres sites. Project Black Flag les a imités en disant le faire par « panique » et un quatrième, Sheep, a prétendu qu’un pirate informatique était parvenu à voler tous les bitcoins gardés en fiducie.

« Dans le monde de la drogue, les gens sont habitués de se refaire », commente M. Décary-Hétu.

D’après les estimations, les ventes de drogue en ligne, pour l’instant, ne dépassent pas le milliard de dollars par an. Le marché global du trafic de drogue est au moins 500 fois plus important. Difficile de prévoir jusqu’à quel point les transactions virtuelles pourraient exploser, affirme M. Décary-Hétu. « Si on se rend à envoyer des millions de colis pleins de drogue, le réseau de la poste sera saturé ! »

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DES CANADIENS AU CŒUR DE SILK ROAD

D’après le FBI, le supposé fondateur du site, Ross William Ulbricht, a versé 150 000 $ à un tueur à gages pour qu’il élimine un vendeur de drogue censé vivre à White Rock, en Colombie-Britannique. Baptisé « FriendlyChemist », ce vendeur doué en informatique avait découvert les noms des clients de Silk Road et exigeait qu’Ulbricht lui verse un demi-million de dollars pour ne pas les diffuser. « Ton problème a été réglé. Dors tranquille », a écrit le tueur à Ulbricht en avril 2013. Mais la police de White Rock n’a enregistré aucun meurtre à cette époque. Toujours selon le FBI, c’est un paquet en provenance du Canada qui lui a permis de mieux traquer Ulbricht. Le colis, qui cachait neuf fausses pièces d’identité montrant la photo du jeune homme, a été saisi par les services frontaliers lors d’une inspection de routine. Un an après le lancement de Silk Road, la drogue vendue provenait du Canada dans 6 % des cas. Seuls les vendeurs américains (44 %), britanniques (10 %) et néerlandais (6 %) étaient plus nombreux. D’après leurs annonces, la grande majorité des vendeurs canadiens expédiaient leurs produits au Canada uniquement, semble-t-il.

— Marie-Claude Malboeuf, La Presse

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