Mary MacLAne

Le génie de Butte

Un siècle avant l’apogée de l’autofiction, l’autoportrait de Mary MacLane, publié en 1902, a fait scandale et s’est vendu à 100 000 exemplaires en un mois. Ce fiévreux journal d’une jeune fille de 19 ans née au Canada, émigrée au Montana, dans lequel elle affirme son génie, son désir pour une femme ou un homme-diable qui la sortirait de sa petite ville de Butte, est tombé dans l’oubli pendant des décennies. Les Éditions du sous-sol publient pour la première fois en français ce récit de celle qu’on peut considérer comme une pionnière du confessionnalisme. À découvrir absolument.

Vous n’avez jamais entendu le nom de Mary MacLane ? C’est normal. Après le succès fulgurant en 1902 de son livre The Story of Mary MacLane, son nom est tombé dans l’oubli, avant de faire un timide retour dans les années 70 grâce à des féministes qui s’intéressaient aux livres de femmes n’ayant jamais été réédités, selon l’encyclopédie Britannica. Elle sera republiée en anglais dans les années 90 et plus récemment en 2013. On la découvre enfin en français pour la première fois.

Deux guerres mondiales, une crise économique mais surtout le sexisme sont passés comme un rouleau-compresseur sur sa postérité, qu’elle fantasmait sans retenue. « Si j’étais née homme, à l’heure qu’il est, j’aurais déjà fait forte impression sur l’univers », écrit-elle, convaincue (et convaincante) à propos de son génie. Si bien qu’elle se demande, puisqu’elle est née à Winnipeg en 1881 : « Winnipeg va-t-elle désormais bâtir sa réputation et sa fierté sur ce fait ? »

On a rarement lu, d’une plume féminine, une telle confiance en soi, qui rappelle presque Nietzsche lorsqu’il affirmait : « pourquoi j’écris de si bons livres »…

The Story of Mary MacLane, qui devait s’intituler au départ I Await the Devil’s Coming, ce que respecte la traduction française avec le titre Que le diable m’emporte, commence le 13 janvier 1901 par ces mots : 

« Moi, membre du genre féminin et âgée de dix-neuf ans, je m’apprête à dresser un portrait aussi franc et complet que possible de moi-même, Mary MacLane, qui n’a pas d’égal dans ce monde. J’en suis convaincue, je suis étrange. Depuis ma naissance, je me distingue par mon originalité et ce n’est pas fini. Je possède une intensité vitale totalement inhabituelle. J’ai le don de ressentir. J’ai une aptitude merveilleuse pour le malheur et pour le bonheur. J’ai une grande ouverture d’esprit. Je suis un génie. »

Ce livre, qui se vendra à 100 000 exemplaires en un mois, lui donnera le ticket pour sortir de la petite ville minière de Butte, au Montana, dont elle déteste « le sable stérile » (ça revient comme un leitmotiv). Elle vivra à Chicago et à New York auprès d’une bohème qu’elle convoitait, publiera deux autres livres de mémoires qui n’auront pas le même succès, et jouera même en 1917 dans un film aujourd’hui perdu, The Men Who Have Made Love to Me (Les hommes qui m’ont fait l’amour), d’après un de ses articles. On raconte qu’elle s’adressait directement à la caméra en fumant des cigarettes à la chaîne. On ne connaît à peu près rien des dernières années de sa vie, sinon qu’elle a été trouvée morte à 48 ans, en 1929, dans une chambre d’hôtel minable de Chicago, sans que les circonstances de sa mort ne soient jamais élucidées. Un hommage funèbre publié à l’époque dans le Chicagoan la désigne comme la première flapper

Dans mon corps de jeune fille

Même pour les normes d’aujourd’hui, le style de Mary MacLane est flamboyant, ce qui renforce d’autant plus la fascination quand on sait qu’elle a écrit son livre en 1901. Que le diable m’emporte est un journal rédigé sur trois mois, « trois mois de Néant », écrit-elle dans sa lettre de présentation, en insistant sur la platitude de sa ville. Car Butte est décidément trop petite pour Mary MacLane, qui appelle le diable de tous ses vœux afin de vivre au moins une journée de bonheur.

« La paix, c’est pour les vieux de quarante et cinquante ans. Moi, j’attends mon Expérience. J’attends la venue du Diable. »

— Mary MacLane

Elle se compare à Lord Byron et à Marie Bashkirtseff, en mieux, voue un culte à Napoléon, fait l’éloge de son corps de jeune fille robuste qui sait jouir – son art de manger une olive, sur quatre pages, est un morceau d’anthologie érotique – , méprise les écrivains faibles et célèbre son foie. « S’il possédait un foie égal au mien, le monde serait totalement différent », note-t-elle. Elle n’aime pas ses parents ni ses frères et sœurs, elle le dit, et leurs brosses à dents alignées la mettent en rage. « La vision de ces brosses à dents, jour après jour, semaine après semaine après semaine, à jamais, occasionne l’une des situations les plus terriblement exaspérantes de ma vie stupide, écrit-elle. Je ressens avec une folle violence mon impuissance. »

Mary MacLane semble parfaitement consciente qu’elle crée un personnage dans ce portrait saisissant, où elle se décrit comme un imposteur, peu aimable, voleuse, désespérément seule, attirée sexuellement par sa seule amie, flirtant avec la mort, adorant son humour – « mon sens de l’humour participe du divin de l’existence ». Elle soutient qu’elle ne cadre pas dans l’idée qu’on se fait d’une fille (c’est clair que non !). À cet égard, elle estime avoir tout raté, mais de toute façon, elle méprise « les filles sensées » : « Faites que jamais, je l’affirme, je ne devienne cet animal anormal, impitoyable, cette monstruosité difforme – une femme vertueuse. »

Ce qui est vraiment fascinant est qu’elle affirme à l’avance ce que beaucoup d’autrices de l’autofiction ou du récit de soi portent aujourd’hui en bandoulière : « Je dois tout dire – absolument tout ».

Alors, quand on lit cette phrase : « Laissez-moi faire mon entrée, laissez-moi frapper le monde là où il est vulnérable et je ferai sensation », on pense qu’il est temps de rendre justice à Mary MacLane, et de lui rouvrir la porte.

Que le diable m’emporte

Mary MacLane

Éditions du sous-sol

160 pages

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