ENQUÊTE La Presse en Côte d’Ivoire

Une vie ruinée par des escrocs

La voiture a été retrouvée vers 1 h 30, abandonnée au bord du chemin de Saint-Rémi-de-Tingwick. Il neigeait et, dans la froide nuit de février, les policiers ont aperçu des traces de pas qui s’enfonçaient vers le boisé. À moins de 100 mètres de la route, ils ont découvert la dépouille gelée du jeune homme de 18 ans.

C’était le 19 février dernier. Yanick Paré s’est pendu, en laissant une lettre de suicide pour expliquer son geste. « Je vous aimerai toujours mais je dois partir. Je ne supporte plus de me faire harceler sur internet pour des sommes d’argent astronomiques à cause d’une fille qui m’a cruisé et qui veut monter un scandale sur moi. Si vous voyez un jour une vidéo de moi, dites-vous que tout est faux. Je n’aurais jamais fait ça », a écrit le jeune résidant d’Asbestos, en Estrie.

Sa lettre contenait les noms de trois personnes qui le harcelaient, dont une certaine Sandra Roy, qui se prétendait franco-ontarienne. Tous de faux noms associés à des profils bidon sur les réseaux sociaux. Ils auraient menacé de le faire passer pour un pédophile, selon sa lettre.

En réalité, Yanick était tombé dans les griffes d’un « brouteur » de la Côte d’Ivoire. Comme presque tous les jeunes garçons, il aimait clavarder avec des filles sur l’internet. Un jour, sa charmante interlocutrice lui a demandé d’ouvrir sa webcam pour une séance d’échange intime. Il s’est fait enregistrer à son insu dans des positions embarrassantes. Puis, on l’a menacé de diffuser la vidéo à ses proches s’il ne versait pas la rançon demandée.

Un modus operandi classique des brouteurs, qui font des ravages au Québec.

UNE PLUIE DE PLAINTES

Quelques mois plus tard, à 8000 kilomètres de là, le commissaire Anicet Ossey Ossey ouvre un grand cahier ligné dans la chaleur suffocante de son quartier général d’Abidjan.

Cadre supérieur de la police scientifique ivoirienne, psychologue de formation, M. Ossey Ossey est l’un des responsables de la lutte contre la cybercriminalité, l’un des principaux problèmes de sécurité publique dans ce pays en voie de développement de 25 millions d’habitants. Il vient de recevoir de la Gendarmerie royale du Canada 105 nouveaux dossiers de victimes canadiennes. Il suit ses notes avec son index et s’arrête sur le nom de Yanick Paré, griffonné au stylo. « C’est évidemment une priorité, parce qu’il y a eu mort d’homme », explique-t-il. Il mettra un de ses meilleurs enquêteurs sur le coup.

« Il faut sensibiliser au Canada, car il y a beaucoup de victimes », ajoute-t-il. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux.

À l’origine, le mot « brouteur » signifie simplement « escroc » en Côte d’Ivoire. Mais les criminels ivoiriens se sont tellement illustrés à l’échelle mondiale dans les arnaques par l’internet que l’expression est maintenant étroitement associée aux fraudes en ligne.

Plusieurs facteurs expliquent l’essor de cette criminalité moderne. En comparaison d’autres pays de la région, l’accès à l’internet est très bon en Côte d’Ivoire. Le pays abrite un grand bassin de jeunes chômeurs laissés pour compte par l’économie nationale, basée essentiellement sur la culture du cacao et du café. Ils sont visibles partout et errent dans les rues d’Abidjan à la recherche d’un peu d’argent. La moitié de la population vit sous le seuil de la pauvreté.

La distance entre le suspect et sa victime, ainsi que les faibles moyens des autorités locales et la possibilité de corrompre certains acteurs clés facilitent aussi la vie des brouteurs.

Ces derniers ciblent naturellement des victimes qui parlent français comme eux. Parfois dans leur propre pays, mais souvent au Québec, en France, en Belgique (au Nigeria, pays anglophone où la cyberescroquerie est aussi très développée, les fraudeurs ciblent plutôt des victimes dans la langue de Shakespeare). Pour se justifier, certains évoquent le pillage de leur pays par l’Occident depuis la colonisation.

Le commissaire Ossey Ossey n’aime toutefois pas s’attarder sur les facteurs qui poussent certains jeunes vers le crime.

« La pauvreté n’est pas un argument, c’est un prétexte. Parce que tu es pauvre, tu dois aller voler ? Je suis désolé, mais c’est le goût de la facilité. La technologie nous a avilis au lieu de nous améliorer. »

— Anicet Ossey Ossey, commissaire

Dans les rues boueuses des quartiers populaires d’Abidjan, l’ampleur du problème saute aux yeux. La police scientifique arrête quelqu’un presque chaque fois qu’elle visite un café internet, a constaté La Presse. Bien souvent, des jeunes détalent en courant à son approche.

Le pays entier souffre de ce phénomène, soulignent les autorités : les adresses internet ivoiriennes sont considérées comme suspectes ou sont carrément bloquées par certaines entreprises légitimes. Des partenaires financiers potentiels refusent de faire des  affaires dans la région.

UN RAFFINEMENT DANS L’ARNAQUE

Les arnaques à l’ivoirienne ont commencé avec le classique courriel du soi-disant héritier qui cherche à transférer sa fortune. Avec la croissance des réseaux sociaux et la possibilité de se forger de faux profils très réalistes pour mettre en place des relations, les façons de faire se sont raffinées.

« Le scénario évolue tous les jours, mais ces derniers temps, c’est surtout ce que nous baptisons le “love chat”. Des personnes qui se font aimer, qui racontent des histoires pour attendrir la victime », explique le commandant Guelpetchin Ouattara, grand patron de la police scientifique ivoirienne.

Une fois la victime éprise, le brouteur peut prétendre être en détresse et avoir besoin d’argent. Ou pousser son interlocuteur à se dévêtir devant la caméra web.

« Une fois qu’on est filmé, on n’est plus face à un amoureux, mais à un maître chanteur qui devient d’une minute à l’autre très agressif. Ça va jusqu’à des fortunes, il y en a qui dilapident tout. »

— Guelpetchin Ouattara, grand patron de la police scientifique ivoirienne

D’autres variantes d’arnaques subsistent, comme la vente de faux objets d’art, l’envoi de billets d’avion contrefaits, les propositions d’affaires fictives. Les fraudeurs utilisent de moins en moins des profils africains pour mener leurs activités, constatent les policiers : ils vont plutôt sur Facebook ou sur des sites de pornographie amateurs pour copier le profil d’une Française, d’un Québécois, de toute personne avec qui il vous semblerait réaliste d’être en contact.

INGÉNIERIE SOCIALE

Dans le cas de Yanick Paré, le brouteur était si intimidant que le jeune homme ne voyait plus la lumière au bout du tunnel. Il n’a pas osé demander de l’aide. Pourtant, selon le rapport du coroner Gilles Sainton, sa vie allait bien jusque-là. « M. Yanick Paré n’avait que peu de facteurs de risque de suicide, mais un événement déclencheur a été identifié. »

« Je ne supportais plus cette pression. Elle voulait des sommes astronomiques en échange de supprimer le vidéo », a écrit le jeune homme dans sa dernière missive à ses proches.

Il avait envoyé 300 $. Pratiquement tout l’argent qu’il avait amassé en travaillant dans une station-service. Ce n’était pas assez pour le brouteur, qui s’est acharné sur lui jusqu’à la mort. Et même au-delà.

« Quand ils font des menaces et disent que la vidéo va rouler partout, c’est vrai. La vidéo que mon fils a faite, on l’a tous reçue, après qu’il est mort. »

— Marie-Josée Désilets, mère de Yanick

Si elle parle aujourd’hui, c’est pour montrer au public québécois à quel point ces histoires peuvent avoir des conséquences dramatiques.

« C’est important de ne pas se filmer comme ça, vous ne savez pas à qui vous avez affaire », dit-elle. Par ailleurs, si jamais une personne baisse la garde et se fait prendre, elle ne doit pas hésiter à demander de l’aide, ajoute la mère éplorée.

« Ne gardez pas ça pour vous. Si mon fils m’avait demandé de l’aide, c’est sûr que j’aurais essayé… Je connais un autre garçon ici à qui c’est arrivé ; lui, il en a parlé à ses parents et ça s’est arrêté. »

DIFFICILE À CHIFFRER

Mais combien de personnes sont touchées exactement ? Tant au Québec qu’en Côte d’Ivoire, les autorités ont du mal à le dire. À Abidjan, la police scientifique estime avoir réussi à répondre à 27 % des 10 000 courriels de plaintes reçus de partout dans le monde l’an dernier. Au Canada, des centaines de personnes disent s’être fait prendre chaque année, mais elles ne représentent qu’une fraction des victimes.

Hier, l’organisme Cyberaide.ca, qui lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet, rapportait une hausse de 40 % des signalements de jeunes ciblés par des pratiques de « sextorsion » cette année.

« On a de la misère à établir des statistiques. Le chiffre noir est très important. Des gens portent plainte, mais d’autres pas. Certains pensent que ça va porter atteinte à leur réputation. Ce qui est certain, c’est qu’on a des cas alarmants, avec des centaines de milliers de dollars et des gros dommages psychologiques », explique le capitaine Frédéric Gaudreau, spécialiste du phénomène à la Sûreté du Québec (SQ).

« L’activité sur le terrain est en effervescence, il y a un marché, ils sont très actifs », constate-t-il. La SQ remarque par ailleurs que les brouteurs pullulent sur les sites de rencontre prisés par les Québécois.

Mais la riposte s’organise. Le commandant Guelpetchin Ouattara est venu au Canada en avril pour offrir une conférence très courue à l’École nationale de police de Nicolet. Des enquêteurs de partout au Québec l’ont abordé pour discuter de la meilleure réponse à adopter pour contrer le phénomène. Tous avaient le même message : la situation a pris des proportions alarmantes, il faut en faire davantage.

Marie-Josée Désilets ne retrouvera jamais son fils. Mais elle juge encourageante cette nouvelle collaboration internationale entre corps de police pour traquer les brouteurs.

« Tant mieux, dit-elle. C’est sûr que si quelqu’un peut payer pour ce qui est arrivé… Oui, si quelqu’un peut payer… »

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