Chronique

Tu ne veux plus nous revoir, jamais

Avez-vous peur de fucker vos enfants ? Moi, le mien, tout le temps. Même si je fais attention. Surtout si je fais attention, devrais-je peut-être dire.

Je pars du principe que chaque parent abîme son enfant, c’est forcé. Sur une échelle de 1 à 10, c’est sûr que tu vas contribuer à bousiller ton enfant, le but étant de garder les dommages plus près de 1 que de 10. Car malgré tout l’amour du monde, nous teintons la vie de nos enfants, nous leur transmettons un peu de nos peurs, de nos valeurs, de nos certitudes, de nos bêtises, de nos qualités…

Dans l’enfant, tout cela prend une forme qui lui est propre, garbage in et garbage out, parfois même a contrario, ça dépend de l’enfant. Et il se forge évidemment sa propre identité, à travers le grand convoyeur de la vie…

Mais quand je dis « Compris ? » à mon fils à la fin d’une série d’instructions, ce n’est pas moi qui parle, ce n’est pas moi qui dis ce mot : c’est Bernard Lagacé, c’est mon père.

Même ton, même emphase flirtant avec la sévérité sur le « i » et, j’en suis absolument certain, mêmes sourcils froncés de la même manière que mon père fronçait les siens.

Ah, je sais, je sais, j’en entends quelques-uns d’entre vous qui maugréent, qui protestent : pas vrai, je ne vais pas bousiller mon enfant, je suis un bon parent, je lui fais manger ses légumes, je l’aime, je lui paie des cours de piano, je lui attache ses patins à l’aréna…

Vous verrez bien…

Je parle de bousiller nos enfants parce que je viens de sortir de La femme qui fuit, le récit qu’Anaïs Barbeau-Lavalette fait de la vie de sa grand-mère, Suzanne Meloche. Oui, vous êtes pardonnés si vous avez silencieusement demandé « Suzanne qui ? » en lisant la dernière ligne…

Suzanne Meloche, conjointe de Marcel Barbeau, peintre automatiste québécois, un des 15 signataires du manifeste du Refus global, en 1948. Poétesse, elle a failli être la 16e signataire : elle a demandé in extremis à ce qu’on retire sa signature…

Et de sa brève union avec Marcel Barbeau, elle a eu deux enfants, Manon et François.

Le Refus global n’a pas tué la Grande Noirceur duplessiste qui étouffait le Québec (ce fut plutôt même le contraire). Suzanne, justement, étouffait ferme, ici. Elle a donc abandonné ses enfants pour aller vivre sa vie, de Londres à Bruxelles en passant par New York et le sud des États-Unis, sœur d’armes des militants noirs des droits de la personne… L’aventure, c’est l’aventure, quoi.

Sauf que cette absence a considérablement fucké ses enfants. Manon fut confiée à la famille. François fut donné en adoption. Manon, documentariste primée (Les enfants du Refus global), a « survécu » à cette absence de sa mère. François, non : il l’a toujours cherchée, de l’enfance à l’itinérance.

La femme qui fuit, c’est un récit qui m’habite encore, une semaine après l’avoir terminé. Parce que l’état de parent m’habite, bien sûr, m’habite chaque heure du jour et de la nuit.

Parce que le ton est ensorcelant, aussi : Barbeau-Lavalette raconte Suzanne à la deuxième personne du singulier. Première phrase du livre : « La première fois que tu m’as vue, j’avais une heure. » Donc, « tu », c’est Suzanne, « je », c’est Anaïs. Tout au long du récit, la petite-fille raconte en s’adressant à feu sa grand-mère. L’impératif est en filigrane : le « tu », c’est parfait pour les reproches…

Suzanne Meloche espace ses visites et ses appels, occupée à vivre sa vie, ses amours et ses aventures. Un destin pas banal, il faut le dire. Ouverte sur le monde, dirait-on aujourd’hui.

Mais à quoi bon traverser le siècle en héros – j’englobe les hommes dans ce constat –, à quoi bon embrasser le monde si tu fermes la porte de ta vie à tes enfants ?

Bah, non, Suzanne Meloche, désormais vieille femme, a bien ouvert la porte à sa fille et à sa petite-fille désormais adulte, quelques années avant sa mort… Elle les a laissées entrer, leur a poliment fait la jasette dans son appart d’Ottawa, désormais résolument bouddhiste.

Quand mère et fille sont parties, elles sont allées patiner sur le canal Rideau pour décanter, pour se remettre du choc de cette rare rencontre avec cette Suzanne fuyante dont elles portaient si pesamment l’ombre…

Puis, quand mère et fille sont sur la glace du canal, le téléphone de Manon sonne. Je cite la suite : « C’est toi. Tu lui dis de ne plus faire ça. Tu lui dis que tu ne veux plus nous revoir, jamais. »

J’ai beau chercher, ça fait longtemps que je n’ai pas lu quelque chose de si violent.

La beauté de l’affaire, c’est qu’on dirait bien que Manon Barbeau a beau avoir été fuckée par sa mère, les dommages n’ont pas atteint 10, sur l’échelle dont je vous parlais.

Cinq, six ?

Je ne sais pas, ça regarde Mme Barbeau, mais ce livre est celui d’une fille – Anaïs Barbeau-Lavalette – qui aime sa mère et qui veut dire par ce livre que le cycle d’abandon a été brisé. Parlant de sa tribu à elle, de ses enfants, du lien fort avec les siens, s’adressant à feu sa grand-mère qui a fui, Anaïs Barbeau-Lavalette lui assène : « Je suis libre ensemble, moi. »

J’ai beau chercher, ça fait longtemps que je n’ai pas lu quelque chose de si joli.

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