Pierre Falardeau

La liberté en héritage

Cinéaste de l’enfermement, Pierre Falardeau était un homme libre. Et 10 ans après sa mort, le 25 septembre 2009, il l’est toujours.

Cette référence à la liberté, La Presse l’a entendue chez toutes les personnes interviewées pour cet article. À commencer par Manon Leriche, sa conjointe et compagne d’idéaux, avec qui il a eu trois enfants.

« Si on ne l’a pas oublié, c’est peut-être parce qu’il était unique, a dit cette dernière au cours d’une longue entrevue accordée à La Presse. Parce que Pierre disait les choses comme personne d’autre. Dans la rue, les gens l’arrêtaient pour lui dire : “Je vous aime. Vous dites ce que je pense, mais ce sont des choses que je ne peux pas dire.” »

« Ce que j’admire profondément chez Falardeau est le fait qu’il est un homme libre », affirme pour sa part le cinéaste Simon Beaulieu, réalisateur de documentaires sur Serge Lemoyne, Gérald Godin et Gaston Miron.

« Je suis très admiratif de sa liberté d’être soi-même jusqu’au bout et d’assumer ses prises de parole, quitte à en payer le prix. On est toujours en train de calculer dans la vie… Une parole comme la sienne est une leçon de vie. »

— Simon Beaulieu, cinéaste

Un cinéma complexe

Au-delà de cette liberté de parole, que reste-t-il du cinéma de Pierre Falardeau ? Il est certes tissé du même désir et de la quête d’un pays, autre constante chez lui. Mais c’est aussi un cinéma plus touffu, plus profond qu’on pourrait le croire. Un cinéma aux couches multiples qui s’additionnent et se font écho.

« Dix ans après sa mort, la personnalité publique de Falardeau, qui prenait beaucoup de place, a pris du recul, de sorte que ses œuvres vivent d’elles-mêmes », analyse Guillaume Lafleur, directeur de la diffusion et de la programmation à la Cinémathèque québécoise. 

« Son cinéma est beaucoup plus complexe tout en étant moins à l’emporte-pièce qu’était le personnage public. »

— Guillaume Lafleur, de la Cinémathèque québécoise

Complexe ? Oui, en ce sens que Falardeau a marché sur plusieurs chemins. À la frange la plus connue de son cinéma populaire (Elvis Gratton) s’ajoutent un cinéma de l’enfermement (Le party, 15 février 1839, Octobre), un pamphlet sans compromis (Le temps des bouffons), ainsi que des œuvres politiques fortes, tantôt essais, tantôt documentaires (Le Magra, Pea Soup, À force de courage).

« Il ne faut pas oublier ses vidéos politiques, dit Bernadette Payeur, qui a produit six films de fiction de Pierre Falardeau. Il y avait une grande audace, une vitalité, qui passait par le contenu de ses films. Très jeune, Pierre aurait voulu filmer la grève de la faim de Bobby Sands [militant de l’IRA mort en prison à 27 ans, le 5 mai 1981] en Irlande. C’était un héros pour lui. J’aurais voulu l’aider, mais je n’avais pas les outils pour cela. »

Toujours présent

Aujourd’hui, et c’est sans doute le signe qu’ils ont leur importance, les films de Falardeau passent toujours à la télé traditionnelle ou sur les nouvelles plateformes numériques. À commencer par les Elvis Gratton, surtout le premier opus, devenu un film culte.

Mais il y a plus, croit Marcel Jean, historien du cinéma et directeur général de la Cinémathèque québécoise. « Encore récemment, je voyais 15 février 1839 à la télévision. Son cinéma est toujours bien présent. Pierre reçoit le traitement d’un cinéaste de son envergure. »

Manon Leriche, qui est la gardienne de l’œuvre de Falardeau depuis 10 ans, constate qu’elle a bénéficié du web et des médias sociaux. 

« Il est très présent sur internet. On y retrouve toutes ses entrevues. Sa page Facebook compte 19 000 ou 20 000 abonnés. Pierre adorerait savoir que les gens regardent ses films sur internet. Il a toujours prôné que les œuvres soient accessibles à tous. »

— Manon Leriche, conjointe du regretté cinéaste

Selon Mireille La France, professeure de cinéma à la retraite (cégep de Rosemont, UQAM) et autrice d’un livre d’entretiens avec Falardeau, le corps professoral est moins frileux aujourd’hui à parler de son œuvre.

« Je pense qu’on parle plus de lui depuis sa mort, dit-elle. De son vivant, les gens avaient un peu peur de lui. Les Elvis Gratton ne plaisaient pas à mes collègues. […] Parfois, certains profs mentionnaient son travail dans les cours théoriques. Mais on enseignait plus facilement Michel Brault que Falardeau pour parler de la crise d’Octobre, par exemple. Je n’ai rien contre Les ordres, mais je me battais contre ça, car le film de Pierre [Octobre] apportait une autre vision. Brault présentait les choses du point de vue des victimes alors que Falardeau le faisait du point de vue des acteurs des événements. »

L’homme demeure aussi inspirant pour de jeunes cinéastes tels Loïc Darses, qui a récemment signé le documentaire La fin des terres, dans lequel il explore l’identité québécoise du point de vue des milléniaux.

« Falardeau avait un regard pince-sans-rire et caustique sur les choses qui m’inspire beaucoup, dit ce dernier. Il n’avait pas peur d’aller à fond dans la critique ou le burlesque, mais toujours dans le but de rencontrer un public et de créer une discussion. C’est l’objectif que je poursuis avec mes propres films. »

Aucun de nos interviewés n’estime toutefois qu’il y a eu une relève à Falardeau dans sa manière de faire les choses ni dans sa liberté d’expression.

Esthétique

D’aucuns croient que, faute d’obtenir les budgets nécessaires (chacun de ses projets de financement se transformait en bataille épique), Pierre Falardeau se distinguait par ses huis clos… qui coûtaient moins cher à produire.

Mais attention ! L’observation ne se veut pas réductrice. Ces huis clos recelaient une grande richesse et servaient parfaitement son propos. En plus d’avoir des qualités esthétiques à considérer.

Ainsi, Manon Leriche souligne combien Falardeau aimait les clairs-obscurs dans les tableaux de Rembrandt, ce qu’il a essayé de reproduire dans 15 février 1839. « Et il a réussi, dit-elle. Il y était aussi parvenu dans Octobre, mais ça se passait dans une maison très pauvre. Ça ne pouvait pas être aussi léché que dans le film sur les Patriotes. »

Stagiaire postdoctoral et chargé de cours au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques à l’Université de Montréal, Thomas Carrier-Lafleur remarque le travail fait sur la représentation du corps et la temporalité dans l’œuvre de Falardeau.

« Il a fait des films où les personnages sont très incarnés, où la présence corporelle des acteurs se fait vraiment sentir, dit-il, citant en exemple Charlotte Laurier dans Le party. Avec lui, le corps est une déclaration. Et souvent, ses films se déroulent dans un laps de temps très court. La temporalité est très condensée et il arrivait à maîtriser de façon assez magistrale ce côté très chargé, très lourd. »

Pierre Falardeau sera beaucoup célébré ces prochains jours. En plus de l’exposition qui lui est consacrée au Musée de Sutton, la Cinémathèque québécoise présentera une rétrospective de ses œuvres et de films l’ayant influencé, en plus d’une exposition de sa collection d’affiches politiques. Le 25 septembre, un spectacle hommage aura lieu à La Tulipe, salle de l’avenue Papineau. Et une place Pierre-Falardeau sera inaugurée bientôt dans Rosemont.

Tout cela est imputable à l’amour que lui porte le public. Mais aussi au travail immense de Manon Leriche. Pourquoi garder sa mémoire vivante ? « Pour continuer à défendre ses idées, répond-elle en souriant. Pierre n’aimait pas les hommages. Mais il disait toujours : “Si ça peut servir la cause [de l’indépendance], je le fais.” Je m’occupe donc de son œuvre en me disant la même chose. » 

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.