LA PRESSE EN ARABIE SAOUDITE

LE CALVAIRE SAOUDIEN D’UNE mère Québécoise

Nathalie Morin est piégée en Arabie saoudite depuis plus de 10 ans. Elle pourrait revenir au Québec, mais sans ses quatre enfants. Elle refuse de les abandonner. Le ministère des Affaires étrangères à Ottawa affirme qu’ils suit le dossier « activement ». Pourtant, rien n’a bougé au fil des ans. Notre journaliste a rencontré Nathalie Morin.

Le cauchemar de Nathalie Morin*

DAMMAM — Nathalie Morin vit en Arabie saoudite depuis 12 ans. Au début, elle s’imaginait qu’elle pourrait revenir souvent au Québec. Elle croyait aussi qu’elle avait rencontré le prince charmant.

Son conte de fées a duré quelques années, avant de tourner au cauchemar.

Elle a eu quatre enfants avec son conjoint, Saeed Al Shahrani, un Saoudien qu’elle a rencontré à Montréal en 2001. À l’époque, elle avait 17 ans et lui, 28. Elle est tombée follement amoureuse.

En mars 2005, elle a fait ses bagages et elle l’a suivi sans se douter que l’Arabie saoudite deviendrait sa prison et Saeed, son tortionnaire. Elle ne connaissait rien de ce pays qu’elle était pourtant prête à adopter les yeux fermés.

À l’automne 2006, elle a passé deux mois au Canada. Depuis, elle est coincée en Arabie saoudite. Elle pourrait revenir au Québec, mais sans ses enfants. Elle refuse de les abandonner aux mains de leur père.

J’ai rencontré Nathalie à Dammam, une ville de 1 million d’habitants située au bord des eaux calmes du golfe Persique. Une cité banale avec un quartier défavorisé, plantée dans l’est de l’Arabie saoudite, à 400 kilomètres de la capitale, Riyad. D’un côté, la mer, de l’autre, le désert à perte de vue.

Nathalie habite au troisième étage d’un immeuble sans âme. Son plus jeune, Fowaz, 4 ans, fixe l’écran d’une télé aux couleurs déformées par l’usure. Saeed, enfermé dans sa chambre, refuse de me rencontrer. J’ai passé plusieurs heures avec Nathalie Morin. Il n’est pas sorti une seule fois.

Les autres enfants – Samir, un gaillard de 15 ans, Abdullah, 11 ans, à la silhouette fragile et au regard vif, Sarah, la pétillante Sarah, 9 ans – arrivent de l’école l’un après l’autre. Dociles, ils restent dans le salon, curieux de voir cette étrangère qui parle la même langue que leur mère et qui brise la routine de leur vie, toujours la même : l’école, la maison et le parc les jeudis et les vendredis. Rien d’autre.

« Ils ont peur de leur père », m’explique Nathalie.

Saeed les a battus et il a failli tuer le plus vieux, Samir. C’était en février 2015. Saeed lui avait donné deux rials (0,70 $) pour qu’il achète quatre suçons. Samir est revenu avec deux suçons et un rial.

« C’était la fin du monde, raconte Nathalie. J’ai entendu crier, puis le bruit de quelqu’un qui revole dans le mur. On était terrifiés. Saeed a sorti Samir de sa chambre avec un coup de pied dans les fesses. Il s’est réfugié dans son lit en pleurant. Il avait des bleus au visage et sur les bras et une grosse marque rouge au cou qui est restée pendant des mois. Saeed lui avait donné des coups de poing et il l’avait étranglé avec ses mains. Il a serré tellement fort que Samir a cru qu’il allait mourir. Il a réussi à donner un coup de pied à son père. L’instinct de survie. »

Nathalie aussi a été battue. « Il m’a frappée avec ses poings, avec la télécommande et avec un bâton en plastique. Il m’a aussi tiré les cheveux.

— Souvent ?

— Environ une fois par trois mois. Saeed est dangereux, il met notre sécurité en danger. »

Le lendemain, à l’école, le professeur de Samir a vu les marques autour du cou. On a déposé une plainte à la police.

Nathalie aussi a porté plainte. En 2013, l’Arabie saoudite a adopté une loi contre la violence conjugale. Saeed est fiché par la police. S’il lève de nouveau la main sur sa femme ou ses enfants, il risque la prison.

« Il a peur, il ne nous touche plus. De toute façon, il est tellement intimidant qu’il n’a plus besoin de nous battre. »

La peur rôde dans le minuscule cinq-pièces. Elle se sent dans le calme troublant des enfants qui parlent doucement, sans se chamailler.

***

L’appartement est délabré. Des murs à la peinture pelée, un climatiseur à bout de souffle, un rideau qui cache la fenêtre et assombrit le salon, une table où les enfants font leurs devoirs, une cuisine en désordre et trois petites chambres à coucher, dont deux que se partagent Nathalie et les quatre enfants. Elle ne couche plus avec Saeed depuis la naissance de son plus jeune.

« J’avais pas le choix d’ouvrir les jambes même si j’en avais pas envie. Si tu cries au meurtre, personne va te sauver. Mais c’est fini, je ne suis plus sous son emprise. Il le sent. Je le déteste à mort. Je suis obligée de vivre avec lui si je veux garder mes enfants. Je rêve du jour où il ira en prison. Je voudrais qu’il disparaisse de ma vie.

— Il doit aimer ses enfants, non ?

— Je pense qu’il est incapable d’aimer. »

Nathalie a pris du poids. La jeune fille mince et souriante avec Samir bébé sur ses genoux a fait place à une femme au visage enflé et aux rondeurs suspectes.

Nathalie n’est pas bien.

« Je suis très fatiguée, je manque d’énergie, mes cheveux tombent. Je me sens dépressive. C’est peut-être ma glande thyroïde. »

— Nathalie Morin

Elle n’a pas vu de médecin ni de dentiste depuis une éternité. Elle n’a que Google pour essayer de comprendre ce qui ne tourne pas rond dans son corps.

Elle ne peut pas aller dans une clinique ou un hôpital, car elle n’a aucune carte d’identité.

« Saeed, dit-elle, a fait disparaître nos papiers d’identité. »

En Arabie saoudite, une femme dépend d’un tuteur, mari, père ou frère. Légalement, les femmes sont des mineures. Nathalie ne peut pas travailler, ouvrir un compte en banque, aller chercher de l’argent chez Western Union ou obtenir la garde légale de ses enfants en cas de divorce.

Sans Saeed, elle ne peut rien faire, ou presque. Sans papiers d’identité, elle n’existe pas.

Saeed ne travaille pas. Nathalie doit quêter pour nourrir ses enfants. Quêter et mentir. « Je dis que je suis veuve. Est-ce qu’il va falloir que je mente toute ma vie ? Est-ce qu’un jour je vais pouvoir acheter dignement de la nourriture avec mon argent ? »

***

Jeune, Nathalie a été intimidée. Elle était une proie facile. Timide, elle bégayait. Son secondaire a été infernal. Le midi, elle sortait et marchait au bord de l’eau. Entre les cours, elle s’enfermait dans les toilettes. « Je me sentais bien nulle part. »

Un jour, en classe, devant les élèves, une fille lui a dit : « Heille, Nathalie ! T’es laide, on veut pas de toi pis on t’aime pas. »

Personne n’a pris ces insultes au sérieux. Nathalie courbait le dos.

Puis Saeed est entré dans sa vie. Elle l’a d’abord croisé dans une pizzéria de la rue Sainte-Catherine. C’était à la fin de l’été 2001.

« Je suis tombée en amour. J’étais envoûtée, un rien me charmait. Il m’avait acheté un manteau d’hiver cher. »

C’était un homme de 28 ans et il l’aimait, elle, la fille que tout le monde rejetait.

Deux mois plus tard, elle quittait le logement de sa mère à Longueuil pour emménager avec Saeed et ses deux colocataires. Le premier soir, ils ont couché ensemble. Elle est tout de suite tombée enceinte de Samir.

***

Les enfants de Nathalie « cassent » le français. Ils vivent dans un environnement arabe : l’école, les amis, la télévision. Ils rêvent au Canada. Ils voudraient voir la neige, pas celle qu’on aperçoit dans un film, non, la vraie qui tombe du ciel en gros flocons et qu’on peut toucher. Comme dans le pays de leur mère.

« J’aurais aimé vivre au Canada, dit Abdullah dans un français laborieux. C’est beau. La neige. Et je voudrais aller dans une école sérieuse. Pas comme ici. »

L’aîné, Samir, se souvient de sa grand-mère, Johanne Durocher. Elle l’a bercé quand il était bébé. Abdullah, lui, conserve d’elle un souvenir confus. La dernière fois que Johanne a vu sa fille, c’était en 2009 à Dammam. Depuis, plus rien. Pour venir en Arabie saoudite, elle a besoin d’une invitation, et seul Saeed peut la fournir.

« Je trouve ça très difficile, m’a dit Johanne. C’est ma fille, mes petits-enfants. Parfois, Nathalie m’appelait en criant parce que ses enfants n’avaient pas mangé depuis trois jours et que Samir avait des brûlures de cigarettes dans le dos. »

Avant mon départ pour l’Arabie saoudite, Johanne m’a apporté quelques cadeaux pour sa fille et ses petits-enfants : des livres, des journaux intimes et un jeu pour le plus jeune. J’ai enlevé du linge dans ma valise pour faire de la place aux cadeaux. Je les ai trimballés jusqu’à Dammam. Nathalie était très émue en les voyant éparpillés sur la table. Un morceau du Québec atterrissait dans son salon.

Pendant notre rencontre, Nathalie a pleuré une fois, une seule. On était au Starbucks. Je voulais lui parler de la violence à l’abri des oreilles des enfants et de Saeed. Avant de partir, elle a mis son abaya et son niqab et elle a demandé à Samir et à Adbullah de veiller sur les petits.

Nathalie aimerait que sa mère écrive un livre pour raconter son exil en Arabie saoudite. « Si je peux pas me sauver moi-même, je peux peut-être sauver d’autres vies. Je voudrais que mon histoire serve à quelque chose. »

C’est là qu’elle a pleuré. En s’excusant.

***

L’ambassade du Canada en Arabie saoudite connaît le dossier de Nathalie par cœur : la peur, la violence de Saeed, l’impossibilité de se faire soigner, la pauvreté extrême, son refus d’abandonner ses enfants. Pourtant, elle est toujours en Arabie saoudite.

Où sera-t-elle dans 10 ans ?

« Je n’en ai aucune idée, répond-elle. Le Canada m’a abandonnée et ici, je suis sans-papier. Je suis homeless. »

Le 11 mai, elle aura 34 ans. Elle en avait 21 quand elle est arrivée en Arabie saoudite.

* L’entrevue a été réalisée sans la présence d’un agent du ministère de l’Information.

Ce que dit le Canada

J’ai écrit au ministère des Affaires étrangères à Ottawa pour faire le point sur le dossier de Nathalie Morin et vérifier les informations qu’elle m’avait données. La réponse a été laconique.

« Le gouvernement du Canada se consacre toujours activement à l’affaire de Mme Nathalie Morin, a répondu le porte-parole Philip Hannan. Omar Alghabra, secrétaire parlementaire de la ministre des Affaires étrangères (Affaires consulaires), a rencontré la famille. Les agents consulaires à Riyad continuent de soutenir les efforts déployés par Mme Morin en vue de quitter l’Arabie saoudite avec ses enfants tout en respectant le cadre juridique du pays. »

Ça fait des années qu’ils y travaillent. Pourtant, son dossier n’a pas avancé d’un pouce.

Refoulée à l’ambassade du Canada

DAMMAM — Nathalie Morin a souvent essayé de quitter l’Arabie saoudite.

Le 8 juillet 2013, enceinte de sept mois, elle débarque à l’ambassade du Canada, à Riyad, avec ses enfants. C’est Saeed qui les amène. « Il voulait qu’on parte », dit Nathalie.

Elle passe la journée dans le hall de l’ambassade. Les enfants, eux, restent sur le trottoir une partie de la journée, seuls. L’ambassade ne veut pas d’elle, encore moins des enfants.

« À 16 h 30, le consul est venu me voir pour me dire de partir parce que ma présence était illégale, raconte Nathalie. J’ai refusé. Il a menacé d’appeler la police. Ils ont ensuite contacté Saeed pour qu’il vienne me chercher. Il m’attendait à l’extérieur. »

« Je me suis approchée de la porte. Un agent de l’ambassade m’a poussée dans le dos. Je me suis retrouvée sur le trottoir. Ils m’ont mise à la porte. Je suis retournée à Dammam avec Saeed et les enfants. »

— Nathalie Morin

Trois ans et des poussières plus tard, le 14 décembre 2016, deux employés de l’ambassade du Canada ont rencontré Nathalie Morin chez elle, à Dammam, pendant deux heures.

Nathalie a, encore une fois, raconté son histoire. Ils l’ont écoutée. « Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas m’aider, que c’était sans espoir. »

Après la rencontre, Nathalie a envoyé des courriels à l’ambassade, qui n’a jamais répondu.

Ses enfants ont la citoyenneté canadienne, sauf son plus jeune, Fowaz.

Chronologie

Août 2001

Nathalie Morin rencontre Saeed. Elle a 17 ans, lui 28.

Juillet 2002

Naissance de Samir.

Septembre 2002

Saeed retourne en Arabie saoudite. Il ne reviendra plus au Canada.

Juillet 2003

Nathalie passe cinq semaines en Arabie saoudite avec Saeed et leur fils, Samir.

Décembre 2003

Nathalie décide de parrainer Saeed pour qu’il puisse vivre au Canada. Un an plus tard, elle laisse tomber sa demande.

Février 2004

Nathalie passe deux semaines en Arabie saoudite.

Mars 2005

Nathalie part vivre en Arabie saoudite.

Juin 2006

Naissance d’Abdullah.

Fin 2006

Nathalie passe deux mois au Canada. Elle l’ignore, mais c’est son dernier séjour dans son pays.

Novembre 2008 Naissance de Sarah.

2009

Johanne Durocher part à Dammam visiter sa fille, Nathalie. Elle ne la reverra plus.

Juillet 2013

Saeed conduit Nathalie et les enfants à l’ambassade du Canada, à Riyad. Il est prêt à les laisser partir. L’ambassade met Nathalie à la porte.

Août 2013

Naissance de Fowaz.

27 novembre 2013 Rencontre à Riyad entre le ministère des Affaires étrangères saoudien, l’ambassade du Canada, Nathalie et Saeed. Pour que les enfants puissent sortir du pays, Saeed doit renoncer à sa paternité. Il refuse. C’est l’impasse.

Les Saoudiens acceptent que Nathalie aille au Québec avec ses enfants pour de courts séjours, mais à la condition que le gouvernement canadien garantisse que les enfants reviendront en Arabie saoudite. Le Canada refuse.

Février 2015

– Nathalie Morin dénonce son conjoint à la police. Elle le soupçonne de consommer du captagon, une amphétamine qui désensibilise.

– Saeed bat Samir. Il essaie de l’étrangler. Avec l’aide de son professeur, Samir porte plainte à la police.

– Saeed fait disparaître les cartes d’identité de Nathalie et des enfants.

14 décembre 2016

Deux employés de l’ambassade du Canada vont chez Nathalie Morin, à Dammam. La rencontre ne donne aucun résultat.

Une loi contre la violence conjugale*

RIYAD — En 2005, Maha Al-Muneef prêchait dans le désert. Personne ne la croyait lorsqu’elle parlait de violence conjugale. On la rudoyait en lui disant que ça n’existait pas.

« Au début, il y avait beaucoup de résistance et de déni, dit-elle. Les sceptiques me disaient : “Prouvez-nous que ça existe ! Donnez-nous des chiffres !” »

Elle n’avait rien, aucun chiffre, aucune statistique, seulement un grand désert d’ignorance. « On marchait dans le noir », explique Maha Al-Muneef, qui est médecin. Elle voyait des femmes et des enfants battus. Elle savait que le problème existait, mais elle n’en connaissait pas l’ampleur.

En 2005, elle a créé le National Family Safety Program. Elle s’est battue pour que le problème de la violence conjugale soit documenté, puis reconnu. En 2013, elle a remporté une importante victoire lorsque le gouvernement saoudien a adopté une loi contre la violence faite aux femmes et aux enfants.

Mme Al-Muneef a finalement eu des chiffres. La violence conjugale touche environ une femme sur trois, comme ailleurs en Occident, mais en Arabie saoudite, elle revêt une forme différente.

« La violence physique et sexuelle existe, mais ici, on parle plutôt de contrôle. Et ce contrôle est double : celui exercé par le mari et la famille, et celui imposé par la société. »

— Maha Al-Muneef

Le contrôle revêt différentes formes : empêcher les femmes de travailler, de sortir de la maison, de visiter leur famille…

La loi de 2013 a changé la donne. La violence est un crime. Si une femme se présente aux urgences avec des marques, le médecin doit avertir la police, que la victime le veuille ou non.

Lors d’une première infraction, le nom de l’homme est fiché et il reçoit un avertissement. À la deuxième infraction, il peut faire de la prison ou payer une amende. Certains services peuvent être suspendus, comme la délivrance d’un visa pour voyager.

Il existe neuf maisons d’hébergement pour les femmes victimes de violence à travers le pays. Le séjour maximum est de trois mois, mais avant d’être hébergée, une femme doit porter plainte à la police.

Le vent de réforme qui souffle sur l’Arabie saoudite ne peut qu’aider les femmes, selon Maha Al-Muneef. S’il y a davantage de femmes au travail, si leur statut juridique s’améliore, elles seront mieux protégées, croit-elle.

« Je suis très, très optimiste. Les femmes sont des citoyennes de seconde zone. Ce fait encourage la violence conjugale. »

Même si certaines personnes affirment encore que la violence conjugale n’existe pas, les mentalités évoluent.

« Aujourd’hui, dit Maha Al-Muneef, des hommes acceptent de prendre la parole pour dénoncer la violence faite aux femmes. »

* L’entrevue a été réalisée sans la présence d’un agent du ministère de l’Information.

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