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Les critiques de la semaine

Parmi les parutions récentes, voici cinq livres qui ont retenu l’attention de l’équipe de Lecture cette semaine.

Notre choix

Liberté, fraternité

Grand frère
Mahir Guven
Éditions Philippe Rey
264 pages
Quatre étoiles

Deux frères, deux trajectoires. Nés d’un père communiste d’origine syrienne et d’une mère bretonne morte trop tôt. L’un s’est plongé dans la religion alors que l’autre tente de se fondre dans la masse. Petit frère, infirmier, est parti en Syrie. Grand frère, chauffeur, a été renvoyé de l’armée, fume des joints et donne des informations aux policiers pour éviter les ennuis. Il s’inquiète pour Petit frère. Jusqu’à ce que celui-ci réapparaisse dans la région parisienne, avec toutes les questions que ce retour, mais surtout son absence, soulèvent. Mahir Guven signe un premier roman, finaliste pour le prix Médicis 2017, sur fond de dilemmes moraux, de ce qu’il faut faire pour survivre et avancer, de choix et d’injustices, avec des personnages inquiets et profondément humains. Il fait alterner les voix de Grand frère et de Petit frère, du réaliste rêveur et de l’idéaliste pragmatique. La langue est parsemée de métaphores colorées et d’expressions particulières à cette jeunesse – du verlan, des mots empruntés à l’arabe. Un glossaire permet d’ailleurs au lecteur de s’y retrouver plus facilement. Ce qui a pour effet d’alourdir un peu la lecture, mais aussi de rendre le propos plus vivant, plus vrai, dans ce monde des banlieues loin des clichés.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« Je me suis longtemps demandé pourquoi j’étais parti. La vie, c’est complexe. Les choix que l’on fait, les routes que l’on emprunte dépendent du boy caché au fond de notre cerveau. De la manière dont il se construit. Dont il s’enrichit jour après jour. Et de l’état d’esprit du moment. Y a des routes où tu peux faire demi-tour et d’autres où, quand tu y mets le pied, c’est fini. Et encore d’autres, où tu ne sais pas ce qu’il y aura au bout. La peur de rater quelque chose t’attire comme un aimant. Dans le doute, tu y vas. »

Critique

L’Indonésie et ses fantômes

Les belles de Halimunda
Eka Kurniawan
Sabine Wespieser Éditeur
636 pages
Quatre étoiles

Mêlant le fantastique et l’histoire, l’auteur indonésien Eka Kurniawan a imaginé la vie d’une femme, Dewi Ayu, plongée dans la prostitution par ses geôliers pendant l’occupation japonaise de l’Indonésie, alors les Indes néerlandaises. Après l’indépendance, elle continue ce métier, devenant la courtisane la plus populaire de Halimunda. On raconte le destin de ses trois filles magnifiques, et de sa dernière, Belle, si laide qu’elle vit cloîtrée. À travers leur histoire, c’est celle de l’Indonésie qui est retracée : la période de colonisation néerlandaise – Dewi Ayu est la petite-fille d’un Néerlandais et d’une autochtone, forcée de devenir sa maîtresse –, l’occupation japonaise, l’indépendance, le massacre des communistes en 1965. Le tout sur fond d’amours impossibles et de passions. Les femmes, centrales et fortes, sont souvent victimes des hommes. Mais malgré la violence omniprésente, l’auteur réussit à insuffler un humour bien particulier à son œuvre, rendant cette lecture fascinante. Une plongée dans l’univers culturel de l’Indonésie. On se laisse dérouter par ce roman original et percutant, finaliste pour le Médicis étranger de 2017 et traduit dans plus de 25 langues.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« Elle était convaincue qu’il n’y avait pas de créature plus laide que cette malheureuse enfant et, si elle était Dieu, il semble qu’elle aurait trouvé plus d’espoir à la tuer qu’à la laisser vivre. Le monde allait se montrer d’une méchanceté impitoyable envers elle.

“Malheureux bébé, dit la sage-femme, avant d’aller chercher quelqu’un pour l’allaiter.

– Oui, malheureux bébé, dit Dewi Ayu en se tordant sur sa couche. J’ai tout tenté pour la tuer. J’aurais dû avaler une grenade et la faire exploser dans mon ventre. Pauvre petite. Tout comme les malfaiteurs, les malheureux ont du mal à mourir.” »

Critique

Thriller en vase clos

Notre petit secret
Roz Nay
Hugo et Compagnie
271 pages
Trois étoiles

Le prix Douglas Kennedy du meilleur polar étranger a été remis à ce livre. Si le nom de la récompense renvoie à l’auteur connu pour ses œuvres inspirées de la société américaine, il manque au travail de la lauréate un supplément d’âme pour atteindre au même niveau. Les personnages du roman de Mme Nay ont en fait un destin limité. Un destin qui ne dépasse pas le cadre de la petite ville de Nouvelle-Angleterre où ils vivent. Peut-être est-ce en raison du caractère égoïste, manipulateur et replié sur soi d’Angela, personnage principal vers lequel se tournent les soupçons du policier Novak. C’est qu’Angela a longtemps vécu avec HP, son ancien amoureux, et Saskia, la femme australienne de ce dernier. Or, Saskia a soudainement disparu. Entre Angela et Novak se déploie un jeu du chat et de la souris où chacun essaie de piéger l’autre. Ces passages, qui constituent l’aspect thriller de l’œuvre, sont les moins réussis. Cette intrigue en vase clos laisse indifférent. Plus enivrante est la partie se déroulant à l’Université d’Oxford, dont le campus, sa faune, ses codes sont décrits avec inspiration. La force de Roz Nay se trouve davantage dans une écriture inventive que dans la psychologie derrière les personnages.

— André Duchesne, La Presse 

Extrait

« Mon père est entré dans la cuisine, fredonnant une mélodie de basse de Tchaïkovski. Je le voyais rarement. Quand il ne travaillait pas à la bibliothèque, il passait tout son temps à la maison dans son bureau, absorbé par la Grèce antique. Il connaissait tout d’Orphée, et rien de moi. Quand il a tendu la main pour prendre une rondelle de carotte, ma mère lui a donné une tape. »

Fin et début de l’humanité

L’année du Lion
Deon Meyer
Seuil
625 pages
Trois étoiles et demie

Que se passerait-il si une maladie tuait 95 % de la population mondiale en un temps record ? Si les quelques survivants devaient apprendre à vivre sans les infrastructures qu’on tient pour acquises, sans supermarchés, sans hôpitaux, sans l’internet, sans électricité, sans argent, sans lois ? Deon Meyer, maître sud-africain du thriller, se base sur cette prémisse pour imaginer L’année du Lion, qui débute après la Fièvre. Nico Storm raconte l’histoire de son père assassiné, Willem, un idéaliste fondateur d’une nouvelle communauté. Même si le crime reste en toile de fond du livre pour se résoudre à la toute fin, l’histoire se concentre sur la fondation d’Amanzi, cette nouvelle société que Willem a invité tous les survivants à rejoindre après s’y être installé avec son fils adolescent. Mais le monde est plus dur qu’il ne pensait et bientôt viennent les guerres, les convoitises, les luttes de pouvoir, les peurs pour l’avenir, les violences. L’espoir et l’entraide aussi. Les gens doivent se débrouiller et revenir à l’essentiel pour survivre, en essayant de laisser de côté leurs instincts animaux. Un roman très bien rythmé, avec des personnages complexes et justes, qui suscite la réflexion sur le genre humain et le monde dans lequel on vit.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« Plus ou moins cinq pour cent de la population de la Terre avaient la chance de posséder des gènes capables de résister au virus. Cependant, moins de cinq pour cent survivraient des suites de la Fièvre. La catastrophe a décimé le personnel de la plupart des sites industriels, ce qui a produit d’autres désastres : explosions, incendies, pollution chimique, radiation nucléaire, hépatites et choléra. Sans compter le facteur humain, car selon les paroles de Domingo : “Là où le coronavirus s’est arrêté, Darwin a pris le relais”. »

Critique

Vivre femme

Je ne sais pas penser ma mort
Marisol Drouin
La Peuplade
199 pages
Trois étoiles et demie

Après cinq années à écrire un roman qui n’aboutissait pas, Marisol Drouin plonge en elle-même pour y extraire un récit personnel flirtant avec l’essai. Un journal féministe drôle et triste à la fois, qui parle autant d’écriture que de maternité, des hommes que des femmes, de maladie que de la mort. Porté par un souffle singulier, une sorte d’espoir diffus, malgré tout. L’auteure n’évite pas tous les pièges de la candeur et du cynisme, mais son approche d’une grande honnêteté nous la rend très attachante. On réfléchit, on rit et on pleure avec elle quand elle nous parle de Marie, mère de Jésus et première de l’histoire à revendiquer le #moiaussi ; on est touché par son amour authentique des livres ; on se fâche quand elle décrit des scènes où les femmes sont encore une fois négligées, lésées ou exclues. En de courts textes, Marisol Drouin entremêle habilement les anecdotes de son quotidien aux courants sociaux ou à l’actualité. Phrases courtes, style direct, paroles précises, parfois crues. L’écriture est son combat et on voudrait porter des gants de boxe à ses côtés. Il y a des auteurs comme ça dont la parole est nécessaire. En fiction ou pas. Heureusement que Marisol Drouin ne sait pas penser sa mort, sa vie de femme est porteuse de douces nostalgies, de rêves d’émancipation et de riches enseignements.

 — Mario Cloutier, La Presse

Extrait

« En fait, la vraie histoire, c’est que Marie, une nuit, fut violée. Par quelqu’un qu’elle connaissait bien. Que tout le monde connaissait. Pour protéger l’inconduite de cet homme, on a tôt fait de trouver un Joseph pour épouser Marie. Parce que le ventre, il grossissait. Et Marie, pour vivre avec l’idée de cet enfant à naître, pour devenir la mère aimante et dévouée, pour transformer quelque chose de laid en beau, pour survivre à ce qui ne devait pas avoir lieu, à cette violence qui avait fait irruption en elle, Marie, elle s’est raconté cette histoire de lumière inondant sa chambre et d’esprit pénétrant. Jésus. Petit Jésus. Et sentant qu’elle ne trouverait pas en elle assez d’amour pour lui, elle lui offrit tout l’amour du monde. »

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