Légalisation du cannabis

Une transition semée d’embûches

L’élection de Justin Trudeau, qui a promis de légaliser la vente de marijuana à des fins récréatives, n’est pas passée inaperçue au sud de la frontière. L’État de Washington, qui achève une transition laborieuse vers un marché licite du cannabis, espère servir d’exemple au nouveau premier ministre.

SEATTLE — Planté dans le nord des montagnes brumeuses de l’État de Washington, à 20 kilomètres de la frontière du Canada, le petit commerce que tente de démarrer Pete O’Neil n’a pas encore d’enseigne extérieure. La poussière de placoplâtre flotte partout dans l’air. Les outils jonchent le sol. Mais l’homme d’affaires affiche tout de même un large sourire : « Notre but, c’est de devenir le Starbucks du cannabis », lance-t-il.

Si tout va bien, le 15 novembre prochain, le magasin deviendra la première succursale de la chaîne C & C Cannabis Company, fondée par M. O’Neil et une quinzaine d’actionnaires sexagénaires ambitieux. Les clients s’y procureront en toute légalité cigarettes électroniques de cannabis, brownies au pot, bonbons au THC et autres produits à forte teneur en ingrédients psychotropes.

« Si tout va bien », répète M. O’Neil. Car pour l’instant, dans l’État de Washington, qui a vu jaillir la multinationale du café Starbucks il y a une trentaine d’années, la révolution de la marijuana récréative ne se déroule pas sans anicroche.

C’est en novembre 2012 que les électeurs de l’État de Washington ont adopté par référendum populaire l’Initiative 502, qui légalise la création d’un marché privé du cannabis récréatif. Ce changement de cap majeur et avant-gardiste visait à mettre fin au régime des dispensaires de cannabis médical, qui pullulaient depuis une dizaine d’années, dans un marché gris qui échappe largement au fisc. Avec I-502, le gouvernement a vu une belle occasion d’y mettre de l’ordre.

Pete O’Neil, qui avait roulé sa bosse en Californie dans l’industrie du football, y a vu une chance inouïe de brasser de grosses affaires. 

« Je ne connaissais rien à la culture du cannabis. J’ai payé 500 $ pour suivre un séminaire de deux jours avec un spécialiste, et je me suis lancé dans l’aventure avec un partenaire. »

— Pete O’Neil, fondateur de la future chaîne C & C Cannabis Company

Un total de 334 permis d’exploitation de commerces de détail ont été délivrés par tirage au sort par l’État de Washington. Pour être admissibles, les participants devaient absolument détenir un bail dans un commerce vacant situé à plus de 1000 pieds d’une école, d’une garderie ou d’un parc public. Ils devaient aussi montrer patte blanche au Washington State Liquor and Cannabis Board (WSLCB), en se soumettant à des vérifications serrées de leurs antécédents criminels et bancaires.

Près de 7000 investisseurs – sept fois plus que prévu – ont tenté leur chance à cette loterie. Mais Pete O’Neil et ses partenaires en ont été pour leurs frais. Comme des dizaines d’autres, il a donc tenté de racheter à fort prix des permis à des gagnants, mais leur valeur marchande a alors explosé, grimpant jusqu’à plus de 1 million US pour le droit futur d’exploiter un emplacement au centre-ville de Seattle. Seulement 187 commerces ont réussi à se conformer aux normes édictées par le WSLCB jusqu'à maintenant.

« On a investi près de 800 000 $ jusqu’à maintenant en loyers et en frais d’avocat dans l’espoir de pouvoir ouvrir et d’enfin faire de l’argent. Il faut vraiment y croire », dit M. O’Neil.

Avec seulement une vingtaine d’inspecteurs affectés à sa nouvelle division du cannabis, le Liquor and Cannabis Control Board a aussi connu de nombreuses tracasseries bureaucratiques avec les usines de production et de transformation de cannabis. Quand les premiers magasins ont ouvert, en juillet dernier, leurs étagères sont restées vides pendant des jours. Pénurie totale de cannabis, provoquée par les retards dans la délivrance des permis d’exploitation de plantations. « Il faut regarder le portrait global, nuance Brian Smith, porte-parole du WSLCB. On a créé de toutes pièces un système de régulation qui n’existait nulle part dans le monde. Il fallait faire les choses petit à petit. »

ODEUR DE MOUFETTE ET DE CHOCOLAT

Aujourd’hui, ce sont tout de même près de 700 entreprises qui ont ouvert leurs portes en dépit de ce dédale administratif. Et pour ces quelques chanceux, le succès a une odeur très marquante.

Chez DB3, transformateur de Seattle, c’est le parfum réconfortant du chocolat chauffé qui chatouille les fosses nasales. Dans l’immense four industriel Hobbar, des centaines de brownies au pot – contenant chacun 10 mg de THC, de quoi décoller quelques heures – cuisent tout doucement. L’un des propriétaires, ancien cadre chez Frito-Lay, s’est imposé à grands coups d’investissements en machinerie d’emballage spécialisée répondant à des normes industrielles encore plus sévères que celles énoncées par le Liquor and Cannabis Control Board. Dans l’usine, tous les employés portent un sarrau, un filet à cheveux et un cache-barbe. On pourrait manger sur le sol. Et l’entreprise croit qu’il faut pousser les normes de production encore plus loin.

« Il faut porter son regard vers un horizon de 20 ans », avance Kelly Devlin, l’un des responsables de production de l’usine.

« Quand la marijuana sera légalisée un peu partout en Amérique, c’est sûr que les gens voudront des produits hyper normalisés. Ils ne feront pas confiance à un produit qui aura l’air d’avoir été fait dans un garage. »

— Kelly Devlin, responsable de production chez DB3

Heather Gehrman, chef des ventes du producteur de chocolats et de boissons gazeuses au cannabis Evergreen Herbal, affirme quant à lui que ses employés d’entrepôt passent 90 % de leur temps à remplir de la paperasse pour se conformer aux exigences de la loi. « C’est une farce ! Parfois, on a l’impression de travailler dans l’industrie de la conformité plutôt que dans l’industrie du cannabis », dit-elle. Chaque produit qui se retrouve sur le marché doit être déclaré dans un logiciel de suivi approuvé par l’état. Le procédé est lourd. Mais les ventes de l’entreprise sont impressionnantes : près de 93 000 $ pour le seul mois de septembre.

Plus loin, chez Dawg Star, le parfum de la réussite sent plutôt la moufette citronnée et porte des noms comme Blueberry Cheesecake et Pineapple Super Silver Haze, deux variétés maison de cannabis à forte teneur en THC qui poussent dans les serres. Le patron, Eli Sanders, est un ancien chargé de projet chez Boeing qui s’est recyclé dans la production de marijuana. Rompu à la gestion d’échéanciers très complexes, avec de nombreux employés et des cahiers de charges très épais, il a été le premier à obtenir une licence de production de cannabis récréatif. Sa croissance est phénoménale. En neuf mois, ses ventes sont passées de 8000 $ à près de 150 000 $ par mois. « Fondamentalement, cette industrie, c’est comme un mix entre la fin de la Prohibition et le début du boom des dotcom. Les occasions d’affaires sont incroyables, mais beaucoup d’investisseurs vont perdre des millions en tentant maladroitement de percer. Pour nous, qui avons maintenant les reins plus solides, ce sera l’occasion de racheter celles qui ne fonctionnent pas et de les remettre sur pied », espère-t-il.

Mais pour Pete O’Neil, pas question de baisser les bras, surtout si près du but. Si tout va bien, son rêve démarrera dans quelques semaines. Ses partenaires et lui ouvriront un deuxième magasin C & C au sud de l’État, en Oregon, qui vient aussi de légaliser le cannabis récréatif avec un cadre réglementaire beaucoup plus souple. Et qui sait, l’avenir du « Starbucks du cannabis » passera peut-être aussi par un déploiement au nord de la frontière. « Si le Canada permet les investissements étrangers dans le cannabis, c’est sûr que vous allez entendre parler de nous », promet-il.

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