Opinion Éducation

De l’usage politique des données scientifiques

La célèbre équation d’Albert Einstein E = mc2 est, sur le plan scientifique, à l’origine de l’utilisation de l’énergie nucléaire sous toutes ses formes depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette équation est une formule de transformation qui établit que même une très faible variation de la masse (m), multipliée par la formidable vitesse de la lumière au carré (c2), engendre une énergie proprement énorme (E). Cependant, ce que cette équation ne dit absolument pas, c’est à quoi peut servir cette énergie ainsi libérée. 

Or, on sait que depuis 75 ans, elle a amplement servi à fabriquer un arsenal nucléaire complètement délirant, capable d’annihiler des centaines de fois toute forme de vie sur Terre. Les médias nous apprenaient ces derniers jours que le président Trump veut même relancer la course à l’armement nucléaire. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Une chose extrêmement importante : l’utilisation politique et sociale des théories, vérités et données scientifiques, même les plus solidement établies, n’entretient aucun rapport logique ou rationnel avec elles. Bref, il ne faut absolument pas confondre l’ordre des vérités scientifiques avec l’ordre des choix et décisions politiques.

Si cela est vrai pour l’une des plus solides théories scientifiques du XXe siècle, la relativité d’Einstein, cela est encore plus vrai pour toutes les théories véhiculées par les sciences sociales et humaines, et les sciences de l’éducation. Aussi est-il particulièrement étonnant de voir des chercheurs en éducation affirmer haut et fort que nous disposerions aujourd’hui de données probantes (c’est-à-dire scientifiquement validées) et de théories éprouvées à partir desquelles les autorités politiques et scolaires pourraient imposer aux écoles et aux enseignants des méthodes enfin efficaces pour faire apprendre leurs élèves. 

Ces universitaires oublient que l’utilisation politique des données et des théories probantes n’entretient aucun rapport logique et rationnel avec elles. 

Le pouvoir politique en fera bien ce qu’il veut, y compris des usages et mésusages potentiellement contraires aux faits scientifiques les mieux établis.

Un exemple suffira à faire comprendre ce que je veux dire. Contrairement à la croyance qui affirme que les données probantes sont très récentes en éducation grâce aux derniers progrès de la recherche anglo-saxonne et que nous pouvons enfin nous y fier, il existe des données probantes depuis plusieurs décennies. Tous les chercheurs un peu sérieux les connaissent, de même que les politiciens. Par exemple, nous savons depuis au moins les années 50 que le facteur explicatif le plus important pour rendre compte des inégalités scolaires est les inégalités sociales. Concrètement, cela signifie que les chances de réussite scolaire des élèves sont fortement déterminées par leur origine socio-économique. Au Québec, il suffit de plaquer une carte de la pauvreté sous toutes ses formes (économique, sociale, culturelle, familiale, etc.) sur une carte des établissements scolaires qui connaissent les plus hauts taux d’échec et de décrochage pour s’en rendre compte immédiatement. Les deux cartes offrent en effet la même image de la géographie des difficultés qui frappent l’école publique québécoise.

Cette donnée probante – la corrélation forte entre les inégalités scolaires et sociales – a été établie par des centaines d’enquêtes menées dans des dizaines de pays depuis 70 ans et plus, y compris par les enquêtes PISA, depuis 15 ans. Encore tout récemment, Statistique Canada (2015) a clairement établi que c’est l’origine sociale des élèves qui fréquentent les écoles privées qui explique le succès de ces établissements. 

Les écoles privées sont bonnes uniquement parce qu’elles attirent et sélectionnent les meilleurs élèves, qui proviennent des couches sociales et des familles aisées.

Au Québec, ce lien entre inégalités scolaires et sociales est si bien établi qu’il est même à l’origine de la commission Parent (1963-1964) et de la Commission des états généraux (1995-1996). En effet, c’est principalement pour briser ce lien, ou du moins l’atténuer, que ces deux commissions ont siégé et produit leurs volumineux rapports. En 1996, la Commission des états généraux concluait même son travail en affirmant qu’il faut à tout prix remettre l’école québécoise sur les rails en matière d’égalité des chances.

Voilà donc une donnée probante solidement établie depuis 70 ans, une donnée qui a servi de bougie d’allumage aux deux plus importantes réformes de l’éducation qu’a connues l’école québécoise. Mais qu’en est-il de l’utilisation de cette donnée probante par la classe politique ? En réalité, les gouvernements qui se sont succédé depuis les années 80 ont largement négligé cette donnée probante, en laissant pourrir la situation et en mettant bien souvent en œuvre des politiques éducatives qui ont accru l’impact des inégalités sociales sur les inégalités scolaires. L’école québécoise est aujourd’hui la plus inégalitaire au Canada, voilà la conclusion du rapport du Conseil supérieur de l’éducation de l’an dernier, rapport lui-même basé sur des dizaines de données statistiques archi probantes !

Cet exemple que je viens de donner à propos de l’utilisation politique des données probantes en éducation, je pourrais aussi l’appliquer à notre système de santé. Depuis 25 ans, la médecine est devenue la science des données probantes. Mais ces fameuses données ont-elles conduit à l’amélioration collective de notre système de santé au Québec ? Non, c’est même tout le contraire ! Trop d’universitaires semblent oublier aujourd’hui que les hôpitaux et les écoles ne sont pas des organisations scientifiques, ce sont des institutions sociales et politiques orientées par des missions complexes et souvent contradictoires, des idéologies et des croyances, des rapports de force, des blocages corporatistes, des hiérarchies et des luttes de pouvoir autour de la répartition des enveloppes budgétaires et du maintien de privilèges acquis.

Bien sûr, il existe sans doute des données et des théories relativement fiables en éducation ou en santé, mais le problème est de savoir qui va les utiliser et à quelle fin. Or, ce problème est politique et non pas scientifique.

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