Opinion  Conférence de Paris

Peut-on vivre sans raison d’être ?

Notre situation dans l’univers est hallucinante ! Pensons-y donc un instant : nous vivons sur une sphère gigantesque suspendue dans l’espace, une sphère de 12 756 kilomètres de diamètre qui, en 24 heures, tourne complètement sur elle-même et qui, de plus, se déplace autour du Soleil à la vitesse vertigineuse de 107 208 km/heure.

Toutefois, malgré cette situation à la fois extraordinaire et, disons-le, quelque peu précaire, nous nous arrêtons très peu au sens que tout cela peut avoir. Nous penchons plutôt du côté de la beauté gratuite de la Terre et préférons tout simplement en jouir sans trop nous poser de questions.

Pourtant, nous aussi sommes faits de matière terrestre, de la même matière qui peuple champs et forêts et qui, bien au-delà de la Terre, peuple également l’univers tout entier. Qu’avons-nous donc en commun avec cet univers étrange et pourquoi tenons-nous tant à y vivre, nous qui, sans le vouloir, nous retrouvons confinés dans ce lieu dont l’existence est, d’un point de vue rationnel, tout à fait absurde ?

Car, logiquement, nous n’avons pas plus de raisons d’exister que l’univers en a. Logiquement, nous devrions refuser cette vie truquée d’avance, comme disait si bien Albert Camus. Mais, visiblement, nous ne sommes pas très rationnels et préférons, sans trop savoir pourquoi, profiter aveuglément des plaisirs que nous offre la vie. Sentir le vent, voir le ciel, toucher son enfant, œuvrer avec passion, c’est cela, vivre, dira-t-on ! Après tout, pourquoi devrions-nous nous passer des magnifiques plaisirs que la vie nous offre sur un plateau d’argent ?

Aussi, ce qui pourrait passer aux yeux de certains philosophes pour de l’insouciance ou de l’indifférence n’en est pas : bien au contraire, pareille attitude s’explique : en optant pour l’irrationnel, l’humain évite quelque chose qu’il ne peut endurer et supporter, soit le déplaisir de l’angoisse existentielle.

Au non-sens du monde, l’humain refuse de céder ou de se replier sur lui-même et rétorque en vivant passionnément.

C’est ainsi qu’à travers la jouissance du monde fabuleux qui nous entoure, ce que nous voyons ou entendons prend forme. La fleur qui se tourne vers le soleil devient le magnifique témoin de la richesse du soleil, de l’eau et de la terre qui la nourrit. L’oiseau qui virevolte dans l’air, le poisson qui s’ébat dans l’eau ou l’ours qui vagabonde sur la banquise en font tout autant. La Terre, à travers l’incroyable diversité chimique de ses composants, est à la fois le gage et le resplendissant écrin de toutes ces merveilles.

Toutefois, on ne peut représenter avec fierté quelque chose que l’on sait condamné d’avance. Que dirait-on, par exemple, d’un avocat qui accepterait de défendre un accusé dont la sentence de mort aurait déjà été prononcée ? Or, n’est-ce pas exactement la situation dans laquelle l’humain se retrouve aujourd’hui ?

En cannibalisant la nature, nous sommes en train de détruire le fruit de 3,8 milliards d’années de vie sur Terre, fruit dont il ne restera bientôt plus grand-chose. Et bien que la Terre n’ait aucunement besoin du vivant pour exister (c’est elle qui a permis sa constitution et non l’inverse), sa présence active lui donne l’occasion de déployer sa prolifique somptuosité.

Survivre à une nature ravagée replacerait l’humain sur une voie qu’il avait pourtant choisi d’éviter dès le départ : celle de se retrouver isolé, aux prises avec le déplaisir de l’angoisse existentielle dans un monde sans aucune autre vie que la sienne. Est-ce cela que nous voulons ?

Mutiler la Terre, c’est donc beaucoup plus que mettre en péril l’existence de l’humanité. C’est d’abord nier le sens ultime de notre existence comme témoin privilégié d’un environnement prodigieux. Vivre sans tenir compte de ce rôle, ce n’est déjà plus vivre, c’est tenter bêtement de survivre sans aucune raison d’être.

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