Raconter la vie en suspens

Soins. Palliatifs. Pédiatriques. Ces trois mots mis ensemble évoquent l’impensable. Chaque année, un millier d’enfants, frappés par la maladie ou victimes d’un accident, s’éteignent au Québec. Ils meurent à l’âge de croire au père Noël, ou plus vieux, alors qu’ils aimeraient tant y croire. Afin de démystifier les soins palliatifs pédiatriques, nous avons voulu raconter, en mots et en photos, l’histoire d’enfants (et de leur famille) dont les années, les mois ou les jours sont comptés. Voici un aperçu de notre démarche.

Un récit au présent

Avant de plonger dans ce projet de longue haleine (par intervalles de janvier à octobre), nous avons convenu de raconter, au présent, l’histoire d’enfants qui recevaient des soins palliatifs pédiatriques. En les côtoyant (avec leur famille), nous pouvions saisir l’intensité et la fragilité de cette vie en suspens. Nous avons été témoins d’épuisement, de colère, de tristesse, mais aussi de résilience, de fous rires et de petits bonheurs. J’ai été frappée par cet amour en concentré, tant dans les familles qu’à la maison de soins palliatifs pédiatriques Le Phare Enfants et familles. C’est ce que nous souhaitions raconter avec sobriété, sans flafla, le photographe Alain Roberge et moi.

Trouver des familles

Il me fallait d’abord trouver des familles prêtes à nous ouvrir leur porte. Comment faire ? J’ai discuté avec des intervenants, scruté à la loupe des sites de sociofinancement, pris contact avec des organismes de soutien. La recherche s’est étirée sur quelques mois. Nous cherchions trois familles ayant des profils différents, difficiles à trouver. À plusieurs reprises, nous avons douté de la possibilité de réaliser le reportage tel que planifié.

Le témoignage de Félix, un adolescent ayant un cancer du cerveau, s’est ajouté in extremis, l’été dernier, alors que je m’apprêtais à rédiger. Ce témoignage, percutant et inattendu, est devenu la locomotive de notre reportage.

« On ne veut surtout pas faire pitié », m’a indiqué le papa de Roméo, lors d’un premier contact. L’espérance de vie de son fils, alors âgé de 3 mois, était d’au plus deux ans. J’ai repéré sa notice sur le site de sociofinancement GoFundMe, l’ai contacté sur Messenger. Incertain, il a consulté sa femme. Je leur ai transmis des reportages que j’avais écrits. Le couple a finalement accepté de participer « pour faire connaître les soins palliatifs pédiatriques ». Ils nous ont reçus chez eux avec générosité une première fois en mars.

Le contact avec Félix, 18 ans, s’est aussi fait en douceur. Conseillère en services de fin de vie et de suivi de deuil à Leucan, Sylvie Cantin a fait plus d’un appel à tous auprès des agences régionales. La maman de Félix s’est manifestée. J’ai longuement discuté avec elle au téléphone. Nous avons convenu d’une première rencontre avec Félix, sans appareil photo, sans calepin de notes, pour faire connaissance. Condamné, il en avait gros sur le cœur, il souhaitait parler, mais il craignait d’être jugé. Sa crainte s’est dissipée lors de cette visite. Il a simplement demandé que je lui donne des thèmes sur lesquels s’exprimer afin de structurer sa pensée.

Toutes les personnes rencontrées ont été avisées qu’elles pouvaient se retirer du projet à n’importe quel moment. Heureusement, chaque famille y a plutôt vu une belle occasion de sensibiliser la population, de bâtir un souvenir. À quelques jours de la publication, j’ai pris soin de les contacter. Par respect, je voulais m’assurer que les enfants rencontrés allaient tous bien, qu’ils étaient toujours en vie.

Un témoignage au « je »

Il n’est pas habituel, dans le cadre d’un reportage écrit, de publier un témoignage entier sous la forme du « je ». Comme il était très important pour Félix de prendre la parole et de laisser sa trace, cette forme narrative s’est rapidement imposée. Ses mots et ses états d’âme ont ainsi été mis en valeur, ont eu plus de poids. Avant l’entrevue, j’ai expliqué la démarche à Félix et à sa mère Mélanie, qui ont accepté la proposition. J’ai édité les propos dans un exercice d’écriture enrichissant, mais très délicat. Le but était de traduire fidèlement la pensée de Félix.

Provision de mouchoirs

« Comment fais-tu ? », « Je serai incapable de te lire ». Dans mon entourage et parmi mes collègues, les réactions ont été émotives à l’annonce de notre projet. La mort d’enfant, aujourd’hui rare, est un sujet tabou. Est-ce pour cette raison que plusieurs parents ont confié se sentir incompris, être isolés ? La publication de ce reportage prenait tout son sens.

Aurais-je la solidité de côtoyer des familles où la mort rôde ? Mon cœur de mère s’est parfois serré, les larmes ont coulé. Devant la fragilité de Maélie, respirant difficilement, si petite dans cet immense lit à la maison Le Phare. Devant cette grande peur des enfants mourants d’être oubliés. Devant un moulage de la main d’un enfant, aujourd’hui décédé, enveloppée de celles de ses parents.

Devant la terreur aussi que représente l’ultime appel au 911. La maman d’Esteban, 5 ans, nous racontait : « Si Esteban décède à la maison, il faudra d’abord appeler à l’hôpital, informer les ambulanciers, présenter la lettre de renonciation de soins. J’ai peur d’être incapable, de bégayer. L’infirmière m’a donné un aide-mémoire. J’aurai juste à lire machinalement si mon cerveau est à off. »

Au-delà de la détresse présente chez les parents, la fratrie et les intervenants, la volonté de célébrer la vie m’est apparue encore plus forte. « On embrasse un peu plus nos enfants en rentrant le soir », m’avait dit le pédiatre Stephen Liben, de l’Hôpital de Montréal pour enfants. Ce que j’ai aussi fait à mon tour.

Une vague de courriels

Quand on porte un regard extérieur sur un tel sujet, il est délicat ensuite de coucher sur papier des observations recueillies pendant des mois, de transposer le tout en une série de reportages. La sélection des photos et la trame narrative ont été un vrai casse-tête. La rédaction s’est avérée complexe, émotive. Avais-je bien saisi les propos et les confidences reçus ? Avais-je réussi à traduire fidèlement la réalité, les émotions vécues ?

Les réactions qui ont suivi la publication du reportage ont été nombreuses, positives. J’ai accueilli comme un précieux cadeau les mots touchants et les remerciements des parents de Félix, d’Esteban, de Roméo, de Maélie, de Jakub, de Gabriel et de Sacha. En cette nouvelle année, j’ai pour eux une pensée bien spéciale.

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