Le florissant lobby de l’herbe
Substance lucrative pour le crime organisé et les trafiquants de drogue, la marijuana fait les beaux jours d’un secteur bien différent ces temps-ci : les lobbyistes, qui se bousculent à Ottawa pour tenter d’influencer le gouvernement fédéral avant l’adoption du projet de loi légalisant la précieuse herbe.
Le nombre de lobbyistes, la variété des entreprises et des groupes qu’ils représentent et la panoplie de leurs demandes sont de bons indicateurs des défis qui se dresseront devant le gouvernement Trudeau au cours des prochains mois menant à la légalisation du pot au Canada.
Au registre du Commissariat au lobbying fédéral, on retrouve pas moins de 49 inscriptions et un nombre incalculable de lobbyistes sous « cannabis » ou « marijuana », une filière en pleine croissance depuis que le gouvernement Trudeau a confirmé son intention de légaliser cette substance. La plupart de ces lobbyistes ont eu des rencontres avec les cabinets de la ministre de la Santé, avec celui de son collègue à la Sécurité publique ou aux Finances, à la Justice ou aux Anciens Combattants, entre autres, en plus du cabinet du premier ministre.
Même le géant de l’alimentation Loblaw (Provigo, au Québec) veut vendre de la marijuana dans ses pharmacies et a engagé des lobbyistes pour faire des démarches auprès du fédéral.
Les plus importantes entreprises productrices de cannabis thérapeutique, dont Canopy Growth, ont aussi multiplié les requêtes à Ottawa, notamment pour discuter de la centralisation des fournisseurs, une fois la substance légalisée.
On retrouve au registre les principaux groupes connus de la filière, dont l’Association cannabis Canada, l’Association canadienne de la marijuana thérapeutique ou le Conseil canadien du cannabis médical, pour ne nommer que ceux-là. Ces organismes militent pour un accès sûr à des produits de qualité, à un prix raisonnable.
Dans la liste se retrouvent aussi les principales associations médicales, dont l’Association médicale canadienne (AMC, qui représente environ 85 000 médecins au pays), qui demande qu’une partie des revenus de taxe servent à la prévention auprès des jeunes, mais aussi à des programmes pour des personnes victimes d’effets indésirables de la marijuana.
« Le cannabis n’est pas si naturel que ça, il renferme plus de 400 éléments chimiques qu’on connaît peu, dit Laurent Marcoux, vice-président de l’AMC. Nos préoccupations devraient être aussi celles du gouvernement : on veut un fonds de sécurité pour les gens aux prises avec des effets négatifs. »
Un autre groupe, la Société de l’arthrite, a fait des démarches, notamment à propos de la taxe sur les produits du cannabis vendus aux patients. L’Association canadienne des automobilistes, pour sa part, veut que les inquiétudes de ses membres quant à la conduite avec les facultés affaiblies soient entendues.
Privateer Holdings, une entreprise de Seattle qui milite depuis des années pour la légalisation de la marijuana, a engagé des lobbyistes pour parler d’investissement du gouvernement fédéral dans la production de cannabis dans certaines régions et des emplois créés par cette industrie.
D’autres inscriptions au registre des lobbyistes sont plus étonnantes. C’est le cas, notamment, de l’Association pétrolière canadienne, qui est en faveur de règles de sécurité très strictes en milieu de travail.
Pendant que les lobbyistes jouent du coude à Ottawa, c’est le calme plat à Québec, même si, ultimement, ce sont les provinces qui hériteront des détails les plus épineux de la « révolution cannabis ». Au total, on ne retrouve que trois inscriptions au Registre des lobbyistes du Québec dans la filière cannabis.
L’Association cannabis Canada, très active à Ottawa, a embauché un lobbyiste chargé d’offrir l’aide de ce regroupement au gouvernement du Québec pour l’établissement des nombreuses règles à venir (âge permis, dispensaires, produits dérivés).
L’Association canadienne de la gestion de l’approvisionnement pharmaceutique (ACGAP), est aussi en lien avec Québec pour proposer de prendre en charge la distribution, depuis le producteur jusqu’au point de vente, comme elle le fait déjà pour 95 % des médicaments vendus au Canada. « Nous distribuons tous les médicaments, des Tylenol jusqu’aux narcotiques, de façon sécuritaire, et nous pensons que les provinces auront besoin de nous », dit David Johnston, président de l’ACGAP.
Enfin, la firme britanno-colombienne, AREV, dirigée par un Québécois d’origine, Stéphane Maher, et spécialisée dans l’extraction d’huile naturelle, a aussi fait des approches auprès de Québec. Pour le moment, AREV fait surtout dans l’huile de noix de coco, mais le lucratif marché de l’huile de cannabis l’intéresse. Il est même question d’installer éventuellement une usine de production d’huile de cannabis au Québec.
Philpott dénonce les arguments « trompeurs » de Québec
La ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, accuse ses homologues québécois d’avancer des arguments « trompeurs » dans le dossier de la légalisation de la marijuana. Elle affirme qu’Ottawa ne cherche pas à faire porter le fardeau aux provinces. La ministre québécoise de la Santé publique, Lucie Charlebois, a jugé « risible » la démarche du gouvernement fédéral, qui fera exploser la facture en santé et en sécurité publique au Québec, selon elle. Dans une lettre ouverte envoyée hier à La Presse et publiée aujourd’hui, Jane Philpott dit qu’« au cours des derniers jours, les ministres Barrette et Charlebois ont laissé entendre que le gouvernement du Canada cherche à déléguer ses responsabilités aux provinces. C’est tout simplement trompeur. » Tout en reconnaissant qu’elles « devront adopter des règlements et prendre des décisions sur la distribution » de la marijuana, Mme Philpott fait valoir que les provinces assument déjà les conséquences du cadre réglementaire actuel, « qui ne fonctionne pas ». — Maxime Bergeron, La Presse