Les 25 ans du LFS de Nova Bus

La lente ascension de l’autobus à plancher bas

L’autobus à plancher surbaissé LFS de Nova Bus a été présenté pour la première fois

en novembre 1994. Un quart de siècle et 12 500 autobus plus tard,

le LFS est toujours en production et il circule à Porto Rico comme à Hawaii. Voici le parcours mouvementé de ce succès manufacturier québécois, narré par ceux qui l’ont vécu.

Sur les chapeaux de roues

Tout commence dans l’usine d’autobus de MCI, autrefois GM, à Saint-Eustache. En 1992, elle achevait la production du modèle Classic, perclus de corrosion galvanique. Sa fermeture était imminente.

Appelé à la rescousse, Yvon Lafortune, qui avait dirigé le projet automobile Venus de Bombardier, a racheté l’usine.

« L’usine était pratiquement fermée, il ne restait qu’une poignée d’autobus à finaliser. Le ministère des Transports nous a dit : “On n’aime pas les Classic et on n’en veut plus.” J’ai négocié un contrat avec le gouvernement du Québec et la STCUM pour 300 autobus, dont 60 autobus à plancher bas à la fin du contrat. »

— Yvon Lafortune, président de Nova Bus de 1993 à 1998

Deux écueils se dressaient. D’abord, la technologie des autobus à plancher surbaissé était pratiquement inconnue en Amérique du Nord. Et pour compliquer les choses, l’usine de Saint-Eustache, qui fabriquait des autobus conçus par GM, n’avait jamais fait de design de véhicule. C’est dans ce contexte que l’ingénieur Louis Côté a été engagé comme responsable de la conception de la carrosserie entre 1993 et 1998.

« C’était assez ambitieux pour M. Lafortune de lancer ce projet, parce qu’il avait une équipe inexpérimentée en design. »

« Ils ont fait venir des experts des États-Unis et d’Europe pour travailler avec l’équipe de jeunes, dont je faisais partie. Et acheter une technologie européenne était un point de départ important. »

— Louis Côté, à présent directeur principal, développement des nouveaux produits et transformation chez Nova Bus

« Je suis parti avec ma valise et je suis allé rencontrer des compagnies qui fabriquaient ce genre d’autobus en Europe. »

— Yvon Lafortune

M. Lafortune conclut une entente de transfert de technologie avec la compagnie néerlandaise Den Oudsten, propriété de United Bus, qui fabriquait l’autobus à plancher surbaissé Alliance.

« Les autobus GM étaient rivetés. Le nouveau avait une structure tubulaire soudée. Mais il n’y avait pas de soudeurs à Saint-Eustache. Moi, j’avais à Saint-François-du-Lac une compagnie de camions d’incendie, avec toute la technologie de soudure. Tous les châssis ont été fabriqués, et le sont encore aujourd’hui, à Saint-François-du-Lac. L’extérieur de l’autobus est en composite collé, et c’est fait à Saint-Eustache. »

— Yvon Lafortune

Un tout petit pépin

Mais un premier obstacle se dresse déjà sur le parcours.

« Il m’est arrivé un petit pépin en chemin. Six ou sept mois après qu’on a signé tous les contrats, United a fait faillite. Heureusement, j’avais déjà reçu tous les dessins. »

— Yvon Lafortune

« Ils ont déclaré faillite parce que la structure du véhicule qu’ils avaient conçu faisait défaut. Ça part assez mal. »

— Jean-Pierre Baracat, ingénieur mécanique, engagé en 1994

En outre, les conditions d’utilisation sont moins sévères en Europe qu’en Amérique du Nord, où un autobus doit demeurer en service pendant au moins 16 ans.

« Le défi était la nord-américanisation, tous les [éléments] requis pour rencontrer ce qu’on appelle le white book, un livre de 30 mm d’épaisseur qui définit toutes les normes à respecter. [...] Le véhicule européen était loin de ça. Tout l’aspect structurel du véhicule était un enjeu très important. »

— Louis Côté

Le cœur à gauche

René Allen, lui aussi un ancien de Bombardier, s’était joint à l’équipe de conception à titre de vice-président, qualité et technologie en 1995.

« L’autobus Alliance de Den Oudsten a été choisi parce qu’il avait un plancher bas de l’avant à l’arrière, avec la possibilité d’une troisième porte derrière l’essieu arrière. [...] Pour placer cette troisième porte, il fallait décentrer le moteur à l’arrière. [...] Sauf que les autobus de nos clients nord-américains, qui sont très conservateurs, étaient alors propulsés par de gros moteurs de l’ordre de neuf litres. Quand on décentrait ce gros moteur à gauche, on perdait beaucoup de place. On a alors pris un pari important. »

— René Allen, vice-président, gestion de produit et stratégie de 2006 à 2015

Pour le caser à gauche, les ingénieurs ont opté pour un moteur Cummins de plus petite cylindrée.

« Quand on se présentait aux États-Unis avec un moteur comme ça, certaines sociétés de transport nous disaient : “On ne veut même pas vous voir.” [...] Aujourd’hui, il n’y a que ces moteurs. On a été des précurseurs. Mais on n’a jamais fait de modèle avec la troisième porte. »

— René Allen

Le sprint de Boston

Pour accéder au marché américain, le véhicule doit passer une série de tests sévères menés par l’Université de Pennsylvanie.

L’ingénieur Jean-Pierre Baracat avait été engagé pour prendre en charge les essais et la certification du nouveau véhicule.

« Quand je suis arrivé, il n’y avait rien encore à certifier. [...] Ce qui a été le plus difficile, c’était l’échéancier très serré. On voulait avoir un véhicule fonctionnel à présenter à une conférence de l’American Public Transportation Association (APTA) à l’automne 1994. »

— Jean-Pierre Baracat, président de Nova Bus de 2013 à 2015

Or, ce congrès de l’APTA ne se tient qu’à intervalles de trois ans.

« Quand on manque le gros show de l’APTA, ce n’est que trois ans après qu’on peut faire un gros boum. Il fallait absolument qu’on soit là. Quand on pense que Nova Bus avait été créée en 1993, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour arriver à quelque chose. »

— René Allen

« Les équipes ont littéralement travaillé jour et nuit. Je me rappelle avoir passé plusieurs nuits blanches à l’usine, à faire la conception du véhicule et, en parallèle, la construction de deux prototypes. Un qui était voué à la démonstration, et l’autre qui m’était destiné, pour la validation et la certification. »

— Jean-Pierre Baracat

« L’objectif a été atteint. À l’automne 94, il y avait un prototype entièrement fonctionnel qui était présenté à l’APTA à Boston. »

— Jean-Pierre Baracat

Design et compromis

La carrosserie et l’aménagement de ce prototype étaient l’œuvre du designer industriel Jean Labbé, qui a conçu le métro Azur.

« J’étais le directeur du design du projet Vénus [de Bombardier] sous la présidence d’Yvon Lafortune. Quand il est devenu président de Nova Bus, il a recruté quelques cadres du projet Vénus pour le développement du LFS… dont moi. »

— Jean Labbé, designer industriel 

Sur l’illustration du concept initial qu’il nous a fait parvenir, le pare-chocs, intégré avec fluidité à la carrosserie, s’arque légèrement vers le haut, comme un sourire. Une signature, sous la forme de trois ovales dont l’un sert d’entrée d’air, s’étale sous le pare-brise doucement bombé. Les glaces latérales affleurent la caisse.

« Ma pensée était une pensée automobile. Ce n’était pas une pensée de tracteur. [...] J’ai voulu faire quelque chose qui était amical, et un peu naïf. Un accompagnateur. Quelqu’un qui te prend par la main et qui t’amène à ta destination. Les phares, je les voyais comme des yeux grands ouverts. La signature formait comme des narines. »

— Jean Labbé

« Le premier modèle ressemblait à ce qu’on voulait. Mais ils m’ont joué un mauvais tour à la dernière minute. »

— Jean Labbé

Pour la production, un pare-chocs standard acheté d’un fournisseur a été retenu.

« Tu ne vois pas une compagnie qui prend un pare-chocs de Toyota et qui met ça sur une Mercedes ! Ça ne se fait pas ! »

— Jean Labbé

En cours de production, la signature à triple ovale disparaît bientôt, elle aussi.

« Aïe, il ne faut pas avoir de respect pour soi-même pour ne même pas être capable de signer un véhicule. As-tu déjà vu une automobile qui n’a pas de signature ? Un autobus européen qui n’a pas de signature ? »

— Jean Labbé

Une autre version…

Dans son bureau du Centre de développement de Nova Bus, à Saint-Eustache, Louis Côté nous a montré une illustration encadrée, réalisée elle aussi par la firme de Jean Labbé et datée de 1994. Le pare-chocs parfaitement intégré de l’illustration initiale a été remplacé par un pare-chocs rapporté, mais aux formes arrondies.

« Jean Labbé voulait qu’on mette un pare-chocs arrondi dès le début, et c’est ce qu’on a mis. Mais c’est un pare-chocs acheté. »

— Louis Côté

Ce pare-chocs arrondi demeurera au catalogue, mais la plupart des clients retiendront plutôt le pare-chocs standard, noir et anguleux, lui aussi acheté tel quel chez un fournisseur.

« Il faut comprendre que les requis sont très sévères dans notre marché. Le véhicule de 30 000 livres doit frapper une barrière fixe à 5 mi/h, et s’arrêter sans dommage perceptible. C’est excessivement exigeant et ça limite beaucoup les pare-chocs. »

— Louis Côté

Des bas et des hauts

« En 1995, on commence l’industrialisation, la chaîne d’assemblage est construite. Les premières préséries sont en route. En 1996, les premiers véhicules sont livrés, et c’est là qu’on s’est retrouvés beaucoup dans les journaux, avec des problèmes de boulonnage, des choses de ce type-là. »

— René Allen

La Société de transport de la Communauté urbaine de Montréal (STCUM) réceptionne ses premiers autobus LFS (pour Low Floor System) fin 1996. Sur cette première version, le plancher est surbaissé sur l’avant et s’élève en pente douce à l’arrière. La clientèle s’étonne…

« Les passagers nous demandaient : “Pourquoi il y a d’énormes boîtes grises à l’intérieur de l’autobus ?” Il fallait leur expliquer qu’il fallait de la place pour mettre les roues. »

— Jean-Pierre Baracat

Durant les 18 mois qui suivent la mise en service des nouveaux LFS, la STCUM reçoit 2500 plaintes – un record. Le freinage est brusque, les accélérations trop vives, des craquements se font entendre, l’allée centrale est trop étroite. L’aménagement, pourtant conçu par la STCUM, comportait 39 places assises. Elles sont bientôt ramenées à 31.

« Avec le temps, les besoins et les demandes ont changé et on en est venus à une conception avec une partie avant à plancher bas, avec des marches qui mènent à une espèce de mezzanine à l’arrière. »

— Jean-Pierre Baracat

En 1998, le consortium Volvo Henlys Group acquiert Nova Bus.

« Au même moment, on a décidé de changer la conception pour passer de l’acier ordinaire à l’acier inoxydable. »

— Jean-Pierre Baracat

En septembre 1998, Nova Bus annonce un premier contrat avec une société de transport américaine pour son autobus à plancher surbaissé. La Chicago Transit Authority achète 150 véhicules, avec une option pour 320 autres, qui se concrétise avant trois ans.

« Chicago était un contrat pivot pour la réputation du LFS aux États-Unis. Il y a des manufacturiers qui ont fermé suite à des contrats avec Chicago et, du côté de Nova Bus, ça a été un succès. On a vendu à Chicago avant de vendre à New York. »

— René Allen

Même faciès

Mais entre-temps, les autobus produits entre 1996 et 1998 se dégradent plus vite que prévu.

En 2009, Québec permettra à la STM de retirer prématurément ses LFS de première génération. L’ingénieure Renée Amilcar était alors chef de section planification et directrice adjointe entretien bus.

« Quand je suis arrivée, le gouvernement venait juste d’octroyer 150 000 $ par autobus pour pouvoir faire des modifications majeures pour qu’on puisse garder les autobus 16 ans. [...] Il fallait intervenir sur les moteurs et les radiateurs. La carrosserie était tellement déficiente qu’il aurait fallu mettre beaucoup d’argent pour peu de résultats. La STM a fait valoir au MTQ que c’était peut-être une bonne chose de s’en départir de façon prématurée et de procéder à l’achat de nouveaux autobus plus performants. »

— Renée Amilcar, à présent directrice exécutive bus, STM

« Du premier lot de 451 autobus, on s’est départis des 400 pires et on en a gardé 51. »

— Renée Amilcar 

La même gueule

« Quand Volvo a pris le contrôle complet en 2004, on a investi un peu plus en recherche et développement. On a fait une planification de produits de façon un peu plus ouverte pour s’ouvrir des options sur le marché. »

— Jean-Pierre Baracat

La troisième porte ne s’étant jamais matérialisée, le moteur décentré avait alors perdu sa justification.

« En 2004, nos clients nous disent : “C’est compliqué d’aller faire l’entretien du moteur dans ce petit recoin.” On a recentré le moteur à ce moment-là. Ça a été le plus grand changement physique au véhicule. »

— René Allen

Dès lors, les versions se multiplient.

Un autobus hybride diesel électrique est présenté en 2006. Le modèle Artic, version articulée de 60 pieds, est introduit l’année suivante.

Un modèle au gaz naturel est proposé en 2013. En 2017, Nova Bus livre à la STM ses trois premiers autobus entièrement électriques.

Près d’un quart de siècle après la présentation du premier LFS, leurs faciès étaient toujours familiers.

« On arrivait souvent sur des marchés américains avec le LFS et ils disaient : “Wow, ça c’est moderne !” Jusque vers 2010, aucun de nos compétiteurs n’avait fait de gros changements pour rattraper le LFS. Le design de Jean Labbé était vraiment très moderne quand il l’a mis au monde, dans les années 90. »

— René Allen

Pour accéder au marché américain, les nouveaux modèles d’autobus doivent réussir une batterie de tests très sévères.

« Jusqu’à récemment, c’était le seul bus électrique qui avait passé le test avec les nouveaux critères », indique Louis Côté, directeur principal, développement des nouveaux produits et transformation chez Nova Bus.

Terminus et bilan

Au cours des 25 dernières années, Nova Bus a livré plus de 12 500 autobus à quelque 125 opérateurs et sociétés de transport en commun. Chaque année, l’entreprise fabrique plus de 1000 LFS.

« On est les leaders au Canada dans le transport collectif, avec près de 70 % du marché canadien. En Amérique du Nord, on se situe entre 22 et 23 %, selon le niveau des clients. »

— Louis Côté

« Malgré les problèmes de jeunesse, qui ont été tout de même relativement de courte durée, le LFS s’est révélé un véhicule extrêmement robuste et durable. [...] Les LFS se trouvent de l’extrême est à l’extrême ouest. On a des véhicules qui roulent à Victoria comme à Terre-Neuve, et aux États-Unis, à Hawaii comme à Porto Rico. »

— Jean-Pierre Baracat

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