Arabie saoudite

Un État terroriste 

Le contraste était saisissant. Hier, à Ankara, le président turc Recep Erdogan livrait devant le Parlement les conclusions de l’enquête sur le meurtre « planifié » de l’opposant Jamal Khashoggi.

Au même moment, à Riyad, le commanditaire présumé de l’assassinat, le prince héritier Mohammed ben Salmane, annulait à la dernière minute son discours d’ouverture devant le « Davos dans le désert », un événement qui devait servir à promouvoir l’Arabie saoudite comme destination d’affaires. 

L’un accusait le royaume saoudien de s’être, ni plus ni moins, comporté en État terroriste, l’autre voulait le vanter comme un havre de stabilité, de progrès et de possibilités. 

Remarquez, les deux qualificatifs ne sont pas contradictoires. On peut être à la fois un État terroriste et offrir, comme on l’entend dans tous les Davos de ce monde, de « belles occasions  » d’affaires. L’Arabie saoudite en est un bon exemple. 

Le royaume a été créé de toutes pièces dans les années 30 par la famille Saoud, communément baptisée la « firme ». Il est leur propriété personnelle et leur tiroir-caisse. Au fil des années, la firme des Saoud a conclu avec les États-Unis un pacte faustien : en échange d’un approvisionnement sans limites en pétrole, Washington ferme les yeux sur ses agissements et assure sa sécurité. Ce pacte a pris une importance encore plus grande en 1979 lorsque l’autre grande puissance régionale, l’Iran, alors aux mains des États-Unis, a rompu avec le camp occidental dans la foulée de la révolution islamique. 

La révolution iranienne a provoqué un choc terrible en Arabie saoudite. Le rival traditionnel, de confession chiite, venait de se réveiller et de reprendre toute son indépendance.

Face à lui, le royaume saoudien, de confession sunnite, ne faisait pas le poids : contrairement à l’Iran, il n’avait ni peuple, ni culture, ni histoire, ni civilisation, et devait sa sécurité à un pays situé à des milliers de kilomètres. 

Au cours des dernières décennies, la firme des Saoud a investi littéralement des centaines de milliards de dollars afin d’unifier une population disparate, de construire un pays, d’écrire une histoire, de promouvoir une culture et de façonner son image à l’étranger. Cette immense entreprise d’ingénierie sociale, politique et économique a largement profité aux Occidentaux. 

Côtés sombres

Jamais, sans doute, un pays du tiers monde, subitement devenu riche, n’avait arrosé de ses « bienfaits » tous les secteurs des pays occidentaux : gouvernements, entreprises, universités, médias. Cette générosité a permis à trop d’entre nous de fermer les yeux sur les côtés sombres de la monarchie saoudienne. 

Car l’affaire Khashoggi est insignifiante par rapport aux crimes commis par le gouvernement saoudien depuis très longtemps. Du financement de groupes terroristes en Syrie à celui d’écoles coraniques extrémistes un peu partout dans le monde, en passant par le coup d’État en Égypte et l’enlèvement du premier ministre libanais, sans oublier l’extermination de milliers de femmes et d’enfants au Yémen, la main et l’argent des Saoudiens sont bien présents. 

Ce bilan, la firme des Saoud a voulu le masquer en intronisant le prince héritier Mohamed ben Salmane. Il serait, raconte la légende colportée par des boîtes de relations publiques occidentales et quelques leaders politiques aveuglés, un réformiste. Mais ce mot n’a pas la même signification en Arabie saoudite qu’en Occident. Si, effectivement, le jeune prince cherche à moderniser son pays grâce à des projets économiques dignes d’un mégalomane, il n’a absolument pas l’intention d’en modifier la structure de gouvernance. D’où l’enlèvement d’opposants à l’étranger, l’interdiction totale de la liberté de presse et d’association politique, et l’emprisonnement et la torture d’activistes. 

La responsabilité de l’Arabie saoudite dans le meurtre de Khashoggi étant maintenant établie, les États occidentaux peuvent-ils encore agir contre ce pays comme ils l’ont fait envers la Russie lors de l’affaire de l’empoisonnement de Sergueï Skripal au Royaume-Uni en mars dernier ?

Oui, à condition de cesser de s’illusionner sur la nature du régime en place et d’adopter collectivement une série de mesures destinées à le brider. En voici quelques-unes : 

– Convoquer une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU pour que soit examiné le comportement du régime saoudien sur la scène internationale ; 

– Mettre en place une enquête indépendante sur le meurtre de M. Khashoggi, dont les conclusions devront être remises au Conseil de sécurité ; 

– Adopter des sanctions ciblées contre le prince héritier et l’ensemble des individus impliqués dans le meurtre du dissident saoudien ; 

– Lancer une initiative afin de forcer le retrait des Saoudiens du Yémen et de venir en aide aux cinq millions d’enfants en danger de mort ; 

– Suspendre tous les contrats militaires tant que l’affaire Khashoggi n’aura pas été entièrement élucidée ; 

– Expulser immédiatement un certain nombre de diplomates saoudiens engagés dans la surveillance des dissidents. 

Ne soyons pas naïfs. Les relations internationales sont tributaires des rapports de force entre les États. Il y aura toujours une tension entre le respect des valeurs et la défense des intérêts. Il faut trouver la juste mesure, sinon nous serions constamment plongés dans des conflits. Pour autant, le comportement de certains pays dépasse la mesure. C’est le cas de l’Arabie saoudite. Il faut sévir contre cet État terroriste.

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