Chronique

La menace Netflix

La nouvelle série de Ricky Gervais sur Netflix, After Life, est très prometteuse. Gervais, caustique et sardonique comme on l’aime, y incarne un journaliste anglais en deuil de sa femme. Tony a perdu le goût de vivre et est devenu extrêmement dur avec son entourage, en particulier ses collègues du journal local. Mais sous plusieurs couches d’insultes et de méchancetés gratuites se cache un homme blessé au cœur tendre.

Je m’égare déjà. Ce n’est pas de Ricky Gervais que je veux parler (je n’ai vu que le premier épisode d’After Life), mais bien de Netflix. Ma collègue Violaine Ballivy a publié hier dans nos pages un reportage sur l’un des derniers vidéoclubs montréalais, le Cinoche, qui refuse – pour l’instant – de céder à la révolution numérique. On l’oublie, mais Netflix a commencé en 1997 comme un service de location de DVD par la poste.

Aujourd’hui, la très populaire plateforme numérique (quelque 140 millions d’abonnés dans 190 pays) a remplacé les Blockbuster et SuperClub Vidéotron de quartier, mais pas La Boîte noire et les autres boutiques spécialisées. Malgré sa sélection variée de documentaires et ses productions « originales » plus abouties – Roma, The Ballad of Buster Scruggs, par exemple –, Netflix n’est pas la Mecque de la cinéphilie. Tant s’en faut.

La plateforme, qui renouvelle son contenu au compte-gouttes, accorde très peu d’importance aux films de répertoire. Le cinéma international reste aussi un parent pauvre.

En cherchant, on tombera avec un peu de chance sur un film de Kore-eda ou de Claire Denis, voire un inédit au Québec de Bertrand Bonello (Nocturama). Mais il faut avoir du temps devant soi et s’armer de patience.

Combien de fois, après avoir fait le tour des principales catégories proposées, et malgré les suggestions algorithmiques censées me rendre la tâche plus simple, ai-je abandonné de guerre lasse ma quête d’un bon film ? La plupart des titres, du moins parmi les longs métrages de fiction, appartiennent à ce que l’on qualifiait encore hier aux États-Unis de films destinés au DVD (« straight to DVD »). Netflix « fait du volume ». Pour la garantie de qualité, on repassera.

Bien sûr qu’il y a de bonnes séries sur Netflix. After Life n’est pas l’exception qui confirme la règle. Mais « l’effet Netflix » existe, comme l’a souligné récemment mon collègue Hugo Dumas. Grâce à l’aura de la plateforme, on porte aux nues des séries jugées trop médiocres pour des auditoires de télévision traditionnelle. Ce qui était mauvais hier devient bon aujourd’hui, sans la moindre modification.

Friends revient soudainement au goût du jour et l’on entend plus volontiers l’expression « grande série » associée à une œuvre Netflix qu’à une série de qualité semblable diffusée à Radio-Canada ou à NBC. C’est ce que l’on appelle un effet de mode. C’est aussi ce que l’on nomme le snobisme. Ce n’est pas d’hier que l’on s’emballe pour ce qui est dans l’air du temps. Je m’égare encore. Netflix a cette propension à nous faire dévier de notre objectif premier…

Je ne suis pas un anti-Netflix, bien au contraire. J’y suis abonné depuis un bon moment. Je ne crois pas, comme l’aurait soutenu Steven Spielberg, qu’il faut bannir les films de Netflix de la cérémonie des Oscars, ni des grands festivals. Roma n’aurait peut-être pas été produit sans l’aide de Netflix. Les studios hollywoodiens n’en voulaient pas. Je ne crois pas non plus, comme l’a déclaré Mike Leigh le week-end dernier, que les patrons de Netflix « tuent la créativité » des jeunes cinéastes. Netflix n’est pas une panacée, certes. Mais on ne lui prêtera pas tous les maux.

Netflix est perçu par plusieurs comme le fossoyeur d’Hollywood. Il est surtout complémentaire à l’industrie du cinéma américain, à mon avis. Il est par exemple accessible où il n’y a pas ou peu de salles de cinéma. Tant que des films qui en valent la peine – oui, comme Roma – prendront aussi l’affiche en salle, et que les cinéphiles auront le choix de les voir au cinéma, je crois qu’une cohabitation acceptable sera possible entre l’industrie du film et les plateformes existantes et à venir (celle de Disney, notamment).

Ce qui m’inquiète davantage, c’est l’effet de rouleau compresseur de Netflix sur les cultures nationales, à moyen et long terme. On trouve très peu d’œuvres québécoises sur le service canadien de Netflix.

Or, on sait que les jeunes publics consomment beaucoup moins la télévision traditionnelle québécoise, au profit de plateformes internationales comme Netflix. C’est la dernière forme de McDonaldisation de la culture, de mondialisation accélérée par le numérique, au détriment des contenus nationaux. L’exception culturelle québécoise ne permettra pas toujours de résister à cette pression constante. À terme, c’est très inquiétant.

Dans une lettre ouverte envoyée lundi à propos de la « taxe Netflix », le Regroupement des distributeurs indépendants de films du Québec (RDIFQ) a rappelé avec raison à la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, que « les dommages causés à l’écosystème économique de la culture québécoise, principalement au cinéma québécois, sont considérables ». Et que la TVQ perçue depuis le 1er janvier sur les abonnements à des plateformes internationales telles que Spotify et Netflix pourrait servir à aider les distributeurs et producteurs de films québécois à y faire face.

L’enjeu, évidemment, n’est pas qu’économique. La « taxe Netflix » n’est que la pointe de l’iceberg numérique. Si le public de la télévision et du cinéma québécois (sans compter celui de la musique francophone) ne se renouvelle pas, notamment parce que l’attrait des nouvelles multinationales du divertissement est trop grand, ce n’est pas seulement une industrie qui sera menacée. C’est la culture québécoise au grand complet.

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