Opinion  Recensement

Sur l’idéalisme de la contrainte statistique

Mieux vaut un questionnaire court et bien rempli qu’un questionnaire long complété à la va-vite par des répondants désintéressés

Si l’on se fie à plusieurs commentaires récents, le retour de l’obligation (sous peine d’amende ou de prison) de répondre au questionnaire long du recensement de Statistique Canada signifierait la fin de l’obscurantisme et un retour de l’intelligence au pouvoir. Rien de moins !

Pour les partisans de cette décision du nouveau gouvernement Trudeau, l’information recueillie lors du recensement est essentielle aux diverses administrations pour prendre des décisions éclairées lors de l’élaboration de leurs politiques sociales et économiques. Le fait qu’une partie de l’enquête du recensement soit devenue facultative en 2011 serait aujourd’hui responsable d’une grande noirceur informationnelle.

Il est vrai que les données publiées par Statistique Canada sont utiles aux chercheurs universitaires, aux firmes d’opinion publique, aux banques, etc. Toutefois, applaudir la coercition étatique au nom d’un idéalisme statistique naïf nous apparaît excessif.

Le caractère facultatif de l’enquête lors des dernières années lui aura fait perdre une certaine fiabilité qui aurait pu être compensée, en partie du moins, par le raffinement des méthodes et techniques d’analyse. Peut-on croire que le fait de rendre un questionnaire obligatoire et d’y poser un plus grand nombre de questions le rend parfait ? En fait, le caractère coercitif de l’enquête fait disparaître un biais, mais en fait apparaître un autre.

Un rapide coup d’œil au recensement de 2011 en Angleterre nous le montre bien. Dans la catégorie « autre religion » on y apprend que le nombre de « Chevaliers Jedi » aurait diminué de moitié depuis 2001 ; passant de 390 000 à moins de 177 000. 

Nos cousins britanniques vivraient-ils un exode de leur population vers une autre galaxie ? Probablement pas. Mais force est d’admettre que ces centaines de milliers de Jedi ont pu répondre de manière aussi fantaisiste à plusieurs autres questions de leur recensement.

Un enseignement élémentaire en matière d‘enquête, c’est qu’il vaut mieux un questionnaire court et bien rempli qu’un questionnaire long complété à la va-vite par des répondants méfiants et désintéressés ; des citoyens dont la principale motivation est d’expédier le travail pour éviter les menaces d’amendes et d’emprisonnement de l’État, ou qui sont réticents à répondre à des questions indiscrètes.

Un autre aspect désolant de ce débat, c’est qu’on omet de rappeler que le recensement n’est qu’une des multiples sources de renseignements cumulés par nos gouvernements pour prendre des décisions prétendument éclairées à notre sujet.

Dans les faits, l’État dispose de banques de données sur les naissances, sur les décès, sur les mariages, sur les divorces, sur votre santé, sur votre revenu, sur votre consommation de médicaments, sur votre conduite automobile, etc. Il sait même si les propriétaires d’armes à feu ont vécu « un divorce, une séparation ou une rupture d’une relation importante » ou s’ils ont « perdu (leur) emploi ou fait faillite au cours des deux dernières années ».

Nos gouvernements disposent d’une mine d’information gigantesque sur chacun d’entre nous et, surtout, du monopole de leur utilisation. Nous faire croire que la qualité de vie de la population canadienne dépend d’un questionnaire de recensement relève de la science-fiction. Un écran d’intelligence pour masquer un retour de la coercition ?

Comme l’écrivait le juge Louis D. Brandeis, « l’expérience devrait nous apprendre à être plus vigilants pour protéger notre liberté lorsque les intentions du gouvernement sont nobles. […] Les plus grands dangers pour la liberté résident dans les empiètements insidieux de la part d’hommes zélés, bien intentionnés, mais qui n’y comprennent rien. »

* Steve Ambler (UQAM), Germain Belzile (HEC), Pierre Desrochers (U. de Toronto), Nathalie Elgrably-Lévy (HEC), Pierre Lemieux (UQO), Pierre Simard (ENAP).

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