Rawi Hage

Retour à Beyrouth

La Société du feu de l’enfer
Rawi Hage
Traduit de l’anglais par Sophie Voillot
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314 pages

Douze ans après Parfum de poussière, premier livre incandescent qui l’a fait connaître, l’écrivain montréalais d’origine libanaise Rawi Hage revient à Beyrouth dans La Société du feu de l’enfer. Un quatrième roman excessif à l’humour très noir et à la violence sourde, qui s’attaque à toutes les absurdités sans discrimination. Guerre, mort, vie, religion, littérature : discussion franche et ironique autour de thèmes universels avec un auteur pas toujours commode.

Beyrouth

Rawi Hage ne pensait pas qu’il mettrait de nouveau en scène Beyrouth, la ville où il est né en 1964 et qu’il a quittée 20 ans plus tard, fuyant la guerre civile qui y régnait depuis neuf ans et s’installant d’abord aux États-Unis, puis à Montréal en 1992. « Je pensais que j’avais tout dit. Mais c’est plein de tentations, cette ville. » Et le Liban, pays de contradictions et de contrastes, est une source pleine de richesse, ajoute l’écrivain qui y retourne environ une fois par année. Dans La Société du feu de l’enfer, Rawi Hage oppose d’ailleurs le religieux et le païen, la ville et la campagne, les riches et les pauvres, les classes sociales ainsi que les niveaux d’instruction et de culture. « Le Liban est un pays de multi-appartenances, multi-races, multi-religieux, multi-influences, et mon livre en est le reflet. Il y a tout le spectre, du trop religieux au trop progressiste. C’est un pays très complexe qui combine théocratie, démocratie, despotisme, en plus d’un laisser-faire capitaliste sauvage. Un mélange qui a fini par échouer. »

La guerre

La Société du feu de l’enfer se déroule dans la capitale libanaise en 1978, alors que la ville est divisée en deux, que les bombes pleuvent et que les miliciens de différentes factions font la loi. « Mais ce ne sont pas les raisons de la guerre qui m’intéressent. Ce n’est pas une analyse géopolitique, ces détails exacts ne sont pas là. C’est beaucoup plus métaphysique et imaginaire. Il y a du fantastique aussi. » L’imaginaire, c’est ce qu’il faut pour affronter le monde ? « Je viens de découvrir que oui. Je pensais que c’était le monde, le problème. En fait, c’était moi ! » Ce conflit n’est pas que libanais, précise-t-il, et raconte une région où les morts s’accumulent exagérément, encore aujourd’hui. « Il n’a pas cessé d’y avoir guerre après guerre. Le nombre de cadavres que ça produit, c’est incroyable. Pendant la guerre, quelquefois, on assistait à deux ou trois enterrements dans une journée ! C’est excessif et je voulais mettre ça en évidence. »

La mort

La mort rôde partout dans ce livre, elle danse et porte toutes sortes d’habits. Pavlov, le personnage principal, est en effet un fils de croque-mort qui intègre une espèce de société secrète après le décès de ce dernier et qui, surtout, observe de son balcon les processions funéraires menant au cimetière tout près. « Pendant la guerre, il y a plusieurs façons de mourir. Au-delà de la mort, il y a des histoires de vie et je fais des va-et-vient entre les deux. C’est un livre de deuil aussi. » Mais Rawi Hage se tient loin des mélodrames – « il y a de l’humour, du courage, un peu de fun » – et espère avoir réussi à banaliser la mort en la regardant en face. « La banaliser, c’est un peu l’accepter. » N’empêche que son propre père, à 90 ans, n’a pas pu terminer son livre. Et que lui-même admet une certaine mélancolie liée au vieillissement – le roman est d’ailleurs dédié à des morts et à des vivants. « Je regarde la génération de mes oncles et de mes tantes… On ne sait pas ce qu’ils pensent, on n’ose pas le demander. C’est un des sentiments les moins partagés », dit l’auteur… qui regrette quand même sa dédicace, comme un moment de faiblesse qu’il aurait voulu effacer. « Mais tous les écrivains écrivent avec tristesse. Les bons livres, c’est triste. S’il n’y a pas cette fatalité de la mort, de la vie, je ne sais pas s’ils vont gagner des prix. »

La violence

La violence est un thème récurrent dans l’œuvre de Rawi Hage. « Les artistes sont souvent obsédés par une seule trame, et moi, c’est cette violence que j’ai vécue. » Grotesque ou douloureuse, elle est très explicite dans ce roman, et elle touche tout le monde. « C’est un des effets de la guerre. C’est comme une chaîne descendante qui touche les familles, les rapports entre les gens. Mais je crois aussi que la nature est violente et que la violence peut être belle. Il y a une esthétique si on est capable de se détacher. Pas la violence pour la violence, mais dans un thème historique, littéraire, théologique, elle est toujours accompagnée d’une certaine beauté. »

La religion

Le sexe et la mort se côtoient beaucoup dans La Société du feu de l’enfer, mais cette rencontre est d’abord un dialogue avec la religion, explique l’auteur qui a été éduqué par les jésuites, mais qui est athée. « Dans ces trois religions majeures qui sont nées dans ce petit coin du monde, il y a un problème éthique avec le corps. Le roman est une dénonciation, un refus de ça », dit Rawi Hage, pour qui les interdits et les lois religieuses sont aussi indéfendables qu’absurdes. « Ils disent quoi manger, comment pratiquer la sexualité, comment prier… » Surtout qu’avec la religion vient souvent l’intolérance. « Spécialement pour les religions monothéistes, il y a toujours une exclusion de l’autre. On ne le dira jamais trop. »

La littérature

Rawi Hage en convient, la fatalité et les questions existentialistes sont au cœur de son travail. Que peut faire la littérature face aux absurdités de la vie et du monde ? « Je ne suis pas bien équipé pour discuter de ça, laisse-t-il tomber. Je discute toujours autour de la littérature, mais pas de littérature. » Alors, que sait-il autour de la littérature ? « Je sais que ce n’est pas la morale. Que c’est un espace protégé d’une permissivité totale et de transgression. Je sais que la seule chose qu’elle peut offrir, c’est la possibilité. Et que si on est assez exposé à ces possibilités, peut-être qu’on peut devenir un peu plus tolérant et plus sage. À part ça, je ne sais pas grand-chose. » La Société du feu de l’enfer, en tout cas, est une ode à la liberté de penser et à la liberté du corps, dans lequel il a brisé ses propres codes et dont il est particulièrement fier. « C’est l’excès. C’est lourd par moments, c’est beaucoup. Mais c’est la transgression, pas juste sexuelle, mais aussi dans la forme, le langage, les images, le baroque. J’aime cet excès. »

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