Élections fédérales 2015  Chronique

Les pauvres, grands oubliés

Il est absolument impossible, même pour quelqu’un qui suit les choses de loin, de ne pas remarquer que cette campagne électorale est celle de la classe moyenne. Les trois principaux partis la courtisent, les trois chefs en parlent tous les jours, multiplient les déclarations pour démontrer qu’ils en sont les meilleurs défenseurs.

« Seuls nous, les conservateurs, comprenons qu’il faut aider les familles et développer notre classe moyenne par un gouvernement qui vit selon ses moyens et qui permet à la classe moyenne de garder une plus grande part de son argent durement gagné » – Stephen Harper

« Si vous voulez créer des emplois et faire croître l’économie canadienne, vous devez donner aux Canadiens de la classe moyenne une chance réelle et juste de réussir. » – Justin Trudeau

« Les Canadiennes et les Canadiens de la classe moyenne doivent avoir de l’argent dans leurs poches pour épargner, investir et faire croître l’économie – il est temps de redonner à la classe moyenne pour renforcer le cœur de l’économie canadienne. » – Thomas Mulcair

Au premier abord, on aura le réflexe d’y voir un calcul politique des différents partis pour gagner la clientèle qui mènera au pouvoir. Ce n’est pas faux. D’autant plus que le concept de classe moyenne est flou et mal défini, ce qui fait en sorte qu’à peu près tout le monde a l’impression qu’on s’adresse à eux.

Mais derrière le calcul politique, cette surenchère auprès de la classe moyenne reflète quelque chose de beaucoup plus profond, un glissement de la pensée sociale et politique, une façon nouvelle de définir les inégalités et les façons de les réduire, qui montre entre autres l’influence que Stephen Harper a eue sur le discours politique au Canada.

Traditionnellement, la lutte contre les inégalités s’exprimait, du moins pour les partis de centre et de gauche, par un engagement, pour réduire la pauvreté.

Maintenant, on ne s’occupe plus des démunis. On s’intéresse plutôt au sort des gens ordinaires.

Ce virage s’explique en partie par un problème nouveau, la stagnation des revenus de la classe moyenne, avec l’insécurité que cela engendre, surtout depuis la crise de 2008, ainsi que l’exaspération devant la forte croissance des revenus de ceux qui sont au haut de l’échelle. C’est un phénomène sur lequel s’est penché un intéressant chapitre, signé par Keith Banting et John Myles, dans un livre à paraître de l’Institut de recherche en politiques publiques, Income Inequality, the Canadian Story.

Ce virage n’est pas seulement théorique. Si l’énergie, les promesses, les fonds publics sont canalisés vers la classe moyenne, cela signifie, par définition, dans une période de rareté des ressources, qu’on déploiera moins d’efforts pour venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Les grandes victimes de la bataille pour la classe moyenne, ce sont les pauvres, et aussi, à plus petite échelle, les célibataires et les couples qui n’ont pas d’enfants, parce que les partis courtisent surtout les familles avec enfants.

Les plus pauvres sont d’autant plus oubliés que la façon que l’on privilégie pour améliorer le sort de la classe moyenne, « de mettre de l’argent dans ses poches », repose surtout sur des mesures qui réduiront leurs charges fiscales.

D’abord parce que les baisses d’impôt – même s’il y a des cas où l’outil fiscal peut profiter à tous, par exemple avec des crédits d’impôt remboursables – profitent d’abord et avant tout à ceux qui paient des impôts. Ce qui exclut les plus pauvres. Ensuite, quand ces baisses d’impôt permettent une réduction du fardeau fiscal global, la part de la richesse prélevée par l’État, la conséquence directe est que cet État dispose de moins de ressources pour s’acquitter de ses missions, notamment les politiques de redistribution.

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