Ces discours qui tuent

Que se passe-t-il dans la tête d’un jeune homme blanc qui, par un beau samedi après-midi, dégaine son arme dans une épicerie d’un quartier populaire de Buffalo fréquentée surtout par des Noirs et tue 10 personnes ?

Alors que l’on pleure encore les victimes innocentes du terrible attentat raciste de Buffalo, la réponse rassurante consiste à se dire qu’il s’agit d’un « acte isolé », commis par un suprémaciste « fou » et que nous sommes à l’abri de ce type d’extrémisme violent de ce côté-ci de la frontière.

L’attentat à la grande mosquée de Québec nous a montré de façon cruelle que nous ne sommes malheureusement à l’abri de rien.

À l’instar de l’auteur de l’attentat de Christchurch qui dénonçait un soi-disant « génocide blanc », l’auteur présumé de l’attentat de Buffalo a publié en ligne un manifeste empli de haine « copiée-collée » s’abreuvant à la théorie raciste du « grand remplacement ». Selon cette théorie complotiste d’extrême droite aux racines très anciennes et aux multiples variations haineuses, il existerait un plan secret des élites multiculturalistes pour que les Blancs soient « remplacés » par des gens de minorités. D’où l’importance pour des héros suprémacistes de se défendre contre ces « corps étrangers » qui risquent de les anéantir.

« C’est l’idée qui inspire le plus les tueries de masse dans les cercles suprémacistes blancs en ce moment », a expliqué au New York Times Heidi Beirich, cofondatrice du Global Project Against Hate and Extremism à l’Université du Michigan1.

Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que cette théorie qui tue, autrefois associée aux franges les plus radicales de l’extrême droite, est plus que jamais normalisée par des médias de droite et des politiciens qui exploitent les peurs de la population devant les changements démographiques et l’arrivée de migrants, comme l’observait lundi mon collègue Richard Hétu2.

La théorie du « grand remplacement », repopularisée en France par l’auteur Renaud Camus au début des années 2010, n’est plus seulement promue dans les bas-fonds obscurs du web, mais aussi par des médias grand public.

Voilà qui n’est sans doute pas étranger au fait qu’un Américain sur trois croit aujourd’hui qu’un plan machiavélique est déployé « pour remplacer les Américains nés au pays par des immigrants afin d’obtenir des gains électoraux », comme le rapporte un sondage récent de l’Associated Press3. Sans surprise, les téléspectateurs fidèles aux médias de droite comme Fox News sont plus susceptibles de croire à la théorie du « grand remplacement » que ceux qui écoutent une chaîne comme CNN.

De ce côté-ci de la frontière, l’adhésion à cette théorie mortifère sans aucun fondement est aussi très inquiétante. Un Canadien sur cinq croit au « grand remplacement », selon un sondage de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents mené en juin 2021.

L’énoncé exact du sondage était le suivant : « L’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population canadienne par une population immigrée ». Si 21 % des Canadiens croient qu’une telle chose est vraie, l’adhésion est un peu moins importante au Québec, soit 15 %, ce qui n’en demeure pas moins alarmant.

« Ces théories sont en train de gagner l’espace public. Même lorsqu’on enlève la dimension conspirationniste de la théorie – le fait que ce soit “organisé” –, l’idée selon laquelle les populations blanches sont en train de se faire remplacer par des populations immigrantes et perdent leurs valeurs, leur identité, est très populaire et a pignon sur rue », observe David Morin, professeur à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents.

On l’a vu notamment durant la campagne présidentielle en France avec Éric Zemmour, qui a fait sa campagne en agitant le spectre du « grand remplacement », et Marine Le Pen, qui parlait de « submersion migratoire ». On le voit aussi au Québec avec Éric Duhaime et son concept de « compatibilité civilisationnelle ».

Il n’est pas interdit de discuter d’immigration et de démographie. Mais cette façon fondamentalement raciste de construire le récit pose problème, souligne David Morin.

« Il y a une banalisation de ce discours raciste dans l’espace public quand on fait comme si tout ce qui n’est pas blanc est un corps étranger à la nation. »

– David Morin, professeur à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents

On fait fausse route en dissociant le passage à l’acte violent du discours polarisant qui le sous-tend. Les deux sont reliés. On ne peut pas se dispenser d’une réflexion à ce sujet en se disant que c’est juste « une opinion » comme une autre et en niant que c’est la violence symbolique d’un discours qui finit par justifier la violence physique.

Comme le soulignait récemment le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), on assiste en ce moment au pays à une montée de l’extrémisme violent à caractère idéologique. Mis ensemble, la pandémie, l’influence croissante des réseaux sociaux et la propagation des théories conspirationnistes ont créé un cocktail parfait pour les extrémistes et un contexte « susceptible de pousser à la perpétration d’actes de violence ». La menace est notamment alimentée par des opinions extrémistes racistes et anti-autorité4.

La menace que pose l’extrême droite est tout aussi importante que celle que pose le djihadisme. La différence ? « L’extrême droite au sens large a une capacité de déstabilisation de nos sociétés occidentales supérieure à celle du djihadisme, estime David Morin. Pourquoi ? Parce qu’elle marche à côté de gens qui peuvent prendre le pouvoir. Historiquement, ce sont les majorités qui font tomber les démocraties. Pas les minorités. »

Bref, ces discours d’extrême droite qui tuent devraient nous inquiéter bien davantage que le wokisme qui n’a jamais tué personne.

1. Consultez l’article du New York Times (en anglais)

2. Lisez l’article de Richard Hétu

3. Consultez le sondage (en anglais)

4. Lisez le discours du directeur du SCRS

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