« Temps supplémentaire obligatoire »

Non, ce n’est pas une obligation déontologique

Essayons d’en finir une fois pour toutes avec ce mythe, que le ministre Dubé a mentionné dimanche à l’émission Tout le monde en parle. Selon lui et ses prédécesseurs, ainsi que de nombreux gestionnaires en santé, le « temps supplémentaire obligatoire » (alias le fameux TSO) serait une obligation déontologique pour les infirmières. Laissez-moi déboulonner ce mythe.

D’abord, l’organisme responsable pour l’élaboration et l’application de notre code de déontologie infirmière est notre ordre professionnel, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ). Ce dernier est l’expert sur notre code et le seul à avoir l’autorité de juger s’il est pertinent d’appliquer des sanctions si jamais une faute déontologique est commise. L’OIIQ, qui a l’expertise et l’autorité quant à l’application de notre code de déontologie, le répète depuis plusieurs années : « le recours au temps supplémentaire relève du domaine de la gestion et des relations de travail, soit une prérogative de l’employeur »1. De plus, l’OIIQ précise que « l’employeur ne doit pas utiliser le Code de déontologie pour gérer une situation de manque de ressources ni pour exercer de la pression auprès des infirmières ». Il est là, le problème : les employeurs brandissent le code de déontologie pour justifier une mesure administrative qui leur facilite la gestion de personnel. Ils n’ont pourtant pas l’autorité d’appliquer des sanctions déontologiques, sans compter le conflit d’intérêts potentiel dans cette situation.

Deuxièmement, il importe de préciser que le TSO dont nous nous plaignons depuis des décennies maintenant fait référence à des défaillances dans la gestion du personnel. Aucune infirmière ne s’est jamais plainte de devoir rester à la suite d’une catastrophe. S’il devait y avoir un gros carambolage ou une catastrophe naturelle comme un tremblement de terre, on n’aurait même pas besoin d’appliquer le principe du TSO, les infirmières resteraient en poste.

Le TSO, tel qu’il est appliqué depuis 25 ans, est une béquille visant à faciliter la dotation la plus minimale possible dans chaque unité.

On prévoit donc, dans la plupart des milieux, le plus petit nombre possible de personnel soignant dans un esprit d’économie, un concept lancé par le virage ambulatoire de Lucien Bouchard en 1997 et renforcé par la réforme dévastatrice de Gaétan Barrette en 2014. Donc, en planifiant pour le plus petit nombre de soignants possible, une absence imprévue devient difficile à gérer, tout comme un influx de patients. Par exemple, la saison de la grippe, prévisible pourtant, entraîne chaque année son lot de détériorations de nos conditions de travail. Pas parce qu’il manque d’infirmières, mais parce qu’on refuse de planifier la dotation en fonction de la saison de la grippe, alors que l’on sait qu’elle revient chaque année.

Finalement, parlons de la pandémie, qui est évidemment une circonstance exceptionnelle. Au début de la pandémie, des milliers d’infirmières se sont portées volontaires pour prêter main-forte. Nous étions au poste, prêtes à affronter ce virus qui a fait les ravages que nous connaissons. En revanche, beaucoup des hautes directions en santé, elles, ne semblaient pas au poste. Nos offres d’aide et de collaboration pour aider à organiser notre réponse à la pandémie ont trop souvent été ignorées en faveur d’une approche déshumanisante et bureaucratique. Je ne parle pas ici de l’obligation vaccinale, ça, ce n’est rien de nouveau pour nous. Nous avons déjà des obligations vaccinales dans le cadre de notre travail et le vaccin contre la COVID-19 est une mise à jour normale de ces obligations. Ce à quoi je fais référence ici, c’est l’arrêté 007 qui a été appliqué sans donner le temps aux gestionnaires locaux de travailler avec leurs équipes pour organiser une réponse à la pandémie.

On a appliqué uniformément un décret forçant le travail à temps plein et une rotation de quarts de travail à une force de travail composée à majorité de femmes avec une moyenne d’âge d’environ 42 ans. Évidemment qu’on se tirait dans le pied. Avant le décret, de nombreux gestionnaires de proximité avaient réussi à négocier avec les soignants de leurs unités d’augmenter leur disponibilité au travail sans toutefois mettre leur vie familiale en péril.

L’arrêté a jeté aux poubelles toutes ces ententes, parce que dans le réseau, les gens sur le terrain, gestionnaires ou soignants, n’ont que peu de pouvoir formel. Tout est décidé plus « haut », souvent sans consultations.

Ce décret a servi à renforcer des mesures comme le TSO et à dévaloriser le travail et l’expertise des infirmières et de tous nos collègues soignants en santé et services sociaux. Pour beaucoup d’infirmières, le décret a été le coup de grâce. Malgré notre bonne volonté, notre travail acharné et notre ouverture à collaborer, la voie du TSO a encore été priorisée. On nous a traitées comme des meubles plutôt que comme des professionnelles de santé humaines. Ce faisant, le Ministère a raté une occasion en or de se prévaloir d’une expertise fondamentale de notre réseau : l’expertise infirmière.

Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard. Mais la voie vers l’avant doit passer par un encadrement du TSO. Nous sommes un des seuls endroits sur la planète qui peut utiliser ce mode de gestion impunément, sans aucun compte à rendre malgré les dommages qu’il cause. Il est temps de revoir la dotation et l’organisation du travail. Le TSO est comme une drogue à laquelle notre réseau est devenu dépendant et qui, depuis 25 ans, ne cesse d’augmenter sa consommation.

Le TSO ne disparaîtra pas de lui-même avec un influx d’infirmières. Il ne disparaîtra que si on met en place des mesures claires pour contrôler son utilisation. En même temps, on prendrait un pas important vers une humanisation du réseau, qui en a grandement besoin.

* Cosignataires, membres de l’Association québécoise des infirmières et infirmiers : Audrey-Ann Bissonnette-Clermont, infirmière ; Caroline Dufour, infirmière ; Ève-Lyne Clusiault, infirmière

1. Consultez l’avis de l’OIIQ

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