Centres jeunesse
Des états généraux au plus vite, réclame un expert
La Presse
Les centres jeunesse vivent actuellement une telle crise que des états généraux sur la réadaptation des jeunes en difficulté s’imposent, estime André Lebon, un expert qui a conseillé à peu près tous les ministres de la Santé sur la question des centres jeunesse depuis plus de 20 ans.
« On serait mûrs pour des états généraux sur les centres jeunesse. Il faut redonner ses lettres de noblesse à la profession d’éducateur », dit-il. Son dernier mandat – examiner la crise des fugues à Laval – lui inspire un constat brutal et sans appel. Dans les centres jeunesse, « la réadaptation a perdu son sens ».
Après une longue réflexion, l’homme de 68 ans a décidé de se confier à
, car il constate que ceux qui œuvrent dans le réseau se sentent muselés. « Je me suis dit : "si moi, pour qui ça n’est pas un enjeu, perdre sa job, je ne vous parle pas, qui d’autre va le faire ?" »Pour expliquer le cul-de-sac dans lequel se retrouvent les centres jeunesse, André Lebon désigne, au premier chef, les contraintes budgétaires. Pourtant, officiellement, les budgets du grand programme jeunesse, où se retrouvent désormais les CJ à la suite de la réforme, n’ont pas diminué.
« Actuellement, on est devant un leurre. On prétend qu’on ne coupe pas, qu’on investit : moi, je pense que la façon dont on coupe, c’est d’ajouter au mandat, d’ajouter des tâches. On en couvre plus large avec les mêmes effectifs ou moins d’effectifs. On a un devoir de moyens, et actuellement, les moyens s’effritent. »
— André Lebon
Mais au-delà du budget, qu’est-ce qui explique cette crise dans les centres jeunesse ? André Lebon a cerné quatre raisons qui mènent les établissements de réadaptation droit dans le mur.
Le taux de roulement de personnel en centre jeunesse atteint des niveaux effarants, constate M. Lebon. Dans un centre de réadaptation comme Cité des Prairies, du centre jeunesse de Montréal, un jeune hébergé pendant six mois peut croiser 150 personnes différentes, à cause des listes de rappel, des vacances, des remplacements. « C’est une aberration », tranche l’expert.
Car la réadaptation est basée sur le lien créé entre un jeune et un éducateur significatif. « Le lien, c’est la constance, l’intensité, la présence, la continuité. Tout cela, c’est ce qui fait la différence, dit-il. C’est l’outil de travail, c’est la clé. » Et dans les conditions d’exercice actuelles, il devient presque impossible de créer ce lien.
« Sur le plan systémique, on a une organisation complètement dysfonctionnelle. À mon grand désarroi, les syndicats ont beau gueuler, mais ils font partie du problème : il n’y en a plus, de présence, il n’y en a plus, d’accompagnement du jeune », dit-il.
Taux de roulement dans les centres jeunesse : 9 %
Taux d'absentéisme : de 6 % à Laval à 31 % sur la Côte-Nord
Un éducateur sur trois part après un an dans certains centres
Source : centres jeunesse et CSN
Aveuglés par des considérations budgétaires et juridiques, les gestionnaires des centres jeunesse perdent parfois de vue l’intérêt et les besoins des jeunes. « Il y a actuellement une préséance des aspects légaux sur les aspects cliniques. La préoccupation, c’est de gérer les ordonnances des tribunaux, la pression judiciaire qui accompagne le placement du jeune. »
Les éducateurs perdent un temps fou à noter la totalité des interventions qu’ils ont faites au cours d’un quart de travail. « Ils écrivent tout pour ne pas être pris en défaut, au cas où les parents viendraient, où l’avocat viendrait. On est dans une pratique défensive totale. »
De même, les jeunes qui aboutissent en centre sont placés dans une unité ou l’autre sans égard à leurs besoins réels, avec un seul critère : où y a-t-il une place disponible ?
« Un placement, aujourd’hui, ça n’a rien à voir avec la dynamique du jeune. Ça a à voir avec là où il y a une place de disponible dans une unité. Il faut réfléchir à la composition de nos groupes. Est-ce qu’on met des “abuseurs” avec des victimes ? Actuellement, cette dimension clinique, ça n’a pas d’égard au fait que je te place ici ou là. »
Les conséquences de tout cela peuvent être importantes. Par exemple dans le cas des fugues de jeunes filles qui se prostituent. « Une fille n’est pas dans la prostitution, elle arrive dans une unité et tout le monde est dans la prostitution par-dessus la tête. Peut-être qu’on vient de créer une contagion qui n’était pas inévitable… En santé, on y penserait dix fois avant de mettre un contagieux dans un groupe. »
Mais est-il réellement possible de satisfaire les besoins précis du jeune lors d’un placement ? « Oui, c’est plus complexe à gérer, convient-il. Mais ce n’est pas une économie de faire sauter un groupe. Ce n’est pas une économie de créer une tension dans un groupe qui fait que tu finis avec cinq jeunes en fugue. C’est des fausses économies. »
Les chefs de service, qui offraient auparavant un soutien clinique régulier aux éducateurs, gèrent désormais deux, trois et même quatre unités, observe André Lebon.
« Ce ne sont plus des cliniciens, ce sont des gestionnaires. Les chefs sont au service des commandes administratives. Les nouvelles consignes. La liste de rappel. Gérer les absences, les cas conflictuels. Ce n’est plus une gestion clinique. »
Résultat, le soutien clinique est effectué par des conseillers qui relèvent de la direction. « C’est fait par un petit noyau, qui vient 15 minutes dans une rencontre d’équipe, ils viennent dire : pour Untel, voici ce que devrait être le plan d’intervention. Il a été conçu en dehors de ceux qui le vivent, il est transféré à ceux qui le vivent, ça ne veut pas dire qu’ils le comprennent, ça ne veut pas dire qu’ils sont capables de l’appliquer. »
De plus, depuis 25 ans, les connaissances en matière de réadaptation ont énormément progressé, ajoute M. Lebon. Or, ces connaissances cheminent peu jusque dans la pratique quotidienne.
« Quand on regarde c’est quoi, le modèle optimal pour la réadaptation, et qu’on regarde les conditions d’exercice actuelles, on est dans un porte-à-faux extraordinaire. On est dans un modèle organisationnel qui nie les connaissances cliniques. »
À Montréal, un chef gère deux unités
Dans les Laurentides, un chef gère trois unités
Au Saguenay, un chef gère quatre unités
Source : centres jeunesse
La réforme du ministre Gaétan Barrette a mené à la mort de l’Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ). Une perte énorme, croit André Lebon. « L’abolition de l’ACJQ, c’est majeur. Il y avait une vigilance, du développement de programmes, de la formation, qui étaient issus des besoins du milieu. C’est sûr qu’ils faisaient de la représentation, et ça dérangeait. »
Et les nouveaux administrateurs des CISSS ne connaissent généralement rien à la problématique des jeunes en difficulté. Les CJ se retrouvent ainsi noyés dans une énorme structure qui se soucie peu d’eux. « Les préoccupations d’un centre jeunesse, à l’échelle d’un CISSS, c’est une chiure de mouche. »
Autre drame : avec la réforme Barrette, il n’est plus possible de suivre à la trace les budgets des CJ, désormais inclus dans un grand programme jeunesse en difficulté : « Tout ce qu’on pouvait mesurer, comparer, d’une année à l’autre, aujourd’hui, c’est noyé. On ne pourra jamais suivre, c’est fini. On est en train de noyer le poisson. »
BUDGETS ANNUELS DU PROGRAMME JEUNESSE EN DIFFICULTÉ
2009 1,009 milliard
2010 1,013 milliard
2011 1,034 milliard
2012 1,147 milliard
2013 1,172 milliard
2014 1,218 milliard
+ 19,5 % en 5 ans
Source : ministère de la Santé du Québec