États-Unis

Martin Luther King III fait un cauchemar

Le rêve de son père n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence. Dans son discours de 1963, le célèbre pasteur dénonçait les « horreurs de la brutalité policière » mais refusait de « boire à la coupe de l’amertume et de la haine ». À 62 ans, son fils aîné a hérité autant d’un nom que d’une mission. Outre la gestion des droits intellectuels du Nobel de la Paix de 1964, il se bat lui aussi pour la cause noire. Guidé par un même esprit de révolte et de pacifisme.

Paris Match. Vous vous définissez comme un activiste, défenseur des droits de l’homme, chargé de perpétuer l’œuvre de votre père, Martin Luther King Jr. Que penserait-il du mouvement de contestation raciale aux États-Unis et dans le monde ?

Martin Luther King III. Il serait évidemment en tête des rassemblements, même si, à mon avis, ils sont très différents des précédents. En 2000, j’ai failli faire passer une loi pour lutter contre les violences policières, balayée par le 11 Septembre 2001. À partir de ce moment-là, il n’était plus possible de critiquer la police, qui s’est alors suréquipée en matériel militaire. Aujourd’hui, la population américaine est plus jeune, plus diversifiée. La pandémie de COVID-19 a aussi joué un rôle : il y a beaucoup d’angoisse, de détresse. Enfermés chez eux, les gens avaient besoin de sortir pour exprimer leur colère.

George Floyd est-il devenu un héros ?

Non, un catalyseur. Toutes les mères du monde se sont senties concernées quand elles l’ont vu, à terre, appeler sa maman au secours. Et chacun s’est mobilisé : jeunes, seniors, Blancs, Noirs... La généralisation des vidéos a changé la donne.

Pensez-vous que ce mouvement va aboutir à quelque chose ?

Je vais organiser une marche en ce sens, le 28 août, pour le 57anniversaire de la grande Marche des droits civiques à Washington de 1963, durant laquelle mon père a prononcé son célèbre discours « I have a dream ». Nous avons aujourd’hui une occasion unique. Les pouvoirs publics se mobilisent déjà à tous les échelons, Congrès, villes, comtés, pour réformer la police...

Certains réclament de lui couper les vivres. Qu’en pensez-vous ?

À mon avis, il faut réorganiser l’allocation des ressources, pour aller vers plus de proximité avec la population et restaurer la confiance. Si la peur de la police domine, alors la situation devient explosive. À Camden, une ville du New Jersey rongée par le crime, le département de police a été démantelé et réorganisé. Résultat : le taux de criminalité a diminué. C’est peut-être ce qu’il faut faire à Minneapolis.

Le combat des Noirs est-il le même que celui des Hispaniques ?

Oui. Le problème, c’est l’impunité des policiers. Jusqu’à présent, les bavures se répètent sans que leurs auteurs ne soient jamais condamnés. Ici, à Atlanta, deux d’entre eux ont été mis en examen pour le meurtre, le 12 juin, de Rayshard Brooks, un Noir abattu alors qu’il ne représentait aucune menace. Depuis, certains policiers refusent de travailler. Comme ils n’ont pas le droit de grève, ils prétendent être malades. Entre eux, ils disent qu’ils sont atteints de la « blue flu », la grippe bleue, couleur de leur uniforme. Je comprends tout à fait qu’ils se soutiennent les uns les autres ; ils en ont besoin, car ils prennent des risques dans la rue. Mais quand une bavure mortelle se produit, il est coupable de ne pas la dénoncer.

Va-t-on vers une guerre civile ?

Après la mort de Rayshard Brooks, dont la tragédie est très comparable à celle de George Floyd, oui, j’ai eu peur qu’Atlanta connaisse des émeutes et des pillages qui se répandraient dans tout le pays. Ce ne fut pas le cas. Un seul bâtiment a brûlé, le restaurant Wendy’s [devant lequel Brooks a été tué]. Et, malheureusement pour les dirigeants de droite qui répètent que les Noirs sont des voyous, c’est une jeune femme blanche qui a allumé le feu...

Cette affaire sonne-t-elle le glas de l’Amérique blanche ?

Tant que Donald Trump est encore là, sûrement pas ! Il personnifie la suprématie blanche. Les « white supremacists » représentent une petite minorité dans ce pays, mais ils se sentent soutenus au plus haut niveau.

Vous avez rencontré Donald Trump…

Oui, juste avant son investiture, le 16 janvier 2017, pour le Martin Luther King Day, jour férié qui célèbre la naissance de mon père. Le rendez-vous, qui a eu lieu à la Trump Tower, était organisé par un promoteur immobilier proche de son gendre et conseiller Jared Kushner. Ça a duré une heure. Les 10 premières minutes, il ne parlait que de sa victoire. Comme un enfant, il revivait le film, se réjouissait d’avoir terrassé Hillary Clinton et semblait surpris d’avoir gagné. Nous voulions discuter ensemble du problème de la suppression des Noirs des listes électorales, faute de carte d’identité fédérale. Il nous a promis une invitation sous 90 jours à la Maison-Blanche. Elle n’est jamais venue. Ce rendez-vous était une farce.

Donc, vous allez voter pour Joe Biden…

Oh oui ! Je suis démocrate, mais je pourrais être encarté « indépendant » si je trouvais le bon candidat. Je garde l’esprit ouvert. C’est pour cette raison que j’ai estimé important de rencontrer le président.

Biden peut-il gagner et, si oui, comment ?

Il peut gagner s’il arrive à constituer une coalition d’électeurs jeunes, féminins, noirs et hispaniques. Dans toutes ces communautés, il est majoritaire. Il doit les motiver pour les faire aller au bureau de vote.

Certains Noirs disent que Biden doit faire un geste en leur faveur en proposant des réparations financières en dédommagement de l’esclavage…

Je suis personnellement d’accord avec le fait que la communauté afro-américaine mérite ces réparations, et la période actuelle s’y prête. Jusqu’à récemment, personne n’en parlait. Mais pour renforcer sa popularité chez les Noirs, Biden doit avant tout faire des propositions fortes pour réformer la police. Si rien n’est fait pour améliorer la situation, le pays va le payer cher. Les gens sont en colère et, à titre personnel, je compatis avec la veuve de Rayshard Brooks. Mon père a été assassiné, ma grand-mère aussi. Je sais ce qu’on ressent dans ces cas-là.

Revenons à lui. Quel genre de père était-il ?

C’était un papa copain, qui nous emmenait chaque semaine au YMCA proche de chez nous, où il se faisait masser et où il nous a appris à nager dans la piscine. On faisait aussi du vélo ensemble, on jouait au football et au base-ball dans notre jardin. On ne le voyait pas beaucoup, car il partait généralement très tôt le matin, à 6 h, avant notre réveil, et revenait vers 22 h. Mais le temps qu’on passait avec lui était extraordinaire. Le moment où l’on discutait le plus, c’était durant le petit déjeuner du dimanche. Ma mère cuisinait, il lisait un verset de la Bible puis nous demandait comment ça se passait à l’école, quels étaient nos sujets de conversation préférés... Quand nous étions petits, il nous hissait au-dessus du frigo et nous laissait nous jeter dans ses bras... Parfois, ma mère, qui faisait régner la discipline, n’était pas contente, car nous étions turbulents en sa compagnie.

Était-il impressionnant ?

J’ai dû voyager huit ou neuf fois avec lui, donc je le voyais dans son combat. Il avait une capacité incomparable de se connecter avec les gens, d’où qu’ils viennent.

Aviez-vous conscience, enfant, de son importance ?

De son vivant, pas vraiment. Il est mort quand j’avais 10 ans, j’étais trop jeune pour avoir des conversations profondes avec lui. Quand il a eu le prix Nobel de la paix, en 1964, ça m’est passé au-dessus de la tête. Les notables d’Atlanta traînaient des pieds pour lui offrir une cérémonie, si bien que le patron de Coca-Cola a menacé la ville de délocaliser la société si rien n’était fait pour l’honorer. Mais je ne l’ai su que bien plus tard. Pourtant, la terre entière venait le voir : Sammy Davis Jr., qui organisait des concerts en marge de ses rassemblements, Maya Angelou, Marlon Brando et même Charlton Heston, qui le soutenait à l’époque et allait malencontreusement changer ensuite. En réalité, c’est quand mon père a disparu, le 4 avril 1968, que j’ai réalisé qui il était. Deux cent mille personnes sont venues assister à ses funérailles à Atlanta. On a vu défiler à la maison Jackie Kennedy, Robert F. Kennedy et son frère Ted, ou encore Richard Nixon, qui était en campagne électorale, ainsi qu’Aretha Franklin, très proche de mon père. Il y a eu dans de nombreuses villes américaines des violences qu’il aurait condamnées...

Comment avez-vous appris sa mort ?

J’ai découvert qu’on lui avait tiré dessus au journal télévisé que nous regardions tous les soirs avec mon frère et mes sœurs. Puis notre mère, tout juste prévenue par le maire d’Atlanta, est venue nous voir et nous a dit : « Votre père est rentré à la maison pour vivre avec Dieu qui l’a rappelé auprès de lui pour qu’il se repose. Il a accompli sa mission sur Terre. Il a servi l’humanité. Il ne pourra plus vous embrasser, ni vous serrer dans ses bras, ni vous parler, mais vous le reverrez un jour. »

Le nom de Martin Luther King est-il dur à porter ?

Ma mère ne voulait pas que je m’appelle comme lui, elle savait que ce serait difficile pour moi, mais il a insisté. À l’école, je ne crois pas avoir été traité différemment, mais ma mère a dû me mettre dans un établissement privé. Quand j’ai pris la présidence de la Southern Christian Leadership Conference, organisation chrétienne fondée par mon père qui lui a permis de mener son combat pour les droits civiques, j’ai dû me confronter à ses proches qui considéraient que je n’y connaissais rien. J’ai été écarté, puis rapidement réinstallé à mon poste. C’était douloureux. Ce qui m’a sauvé, c’est que je n’ai jamais cherché à l’imiter. J’ai été à la même université que lui mais, contrairement à lui, je ne suis pas devenu pasteur.

Votre fille Yolanda, 12 ans, est l’unique descendante de Martin Luther King. Voudriez-vous qu’elle reprenne le flambeau ?

Elle veut devenir activiste. Mais, contrairement à moi qui voulais poursuivre l’œuvre de mon père, elle a ses propres rêves. Le sien, c’est de créer une société sans armes à feu...

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