Chronique

Hydro et nous

Avez-vous déjà visité un de ces méga-barrages d’Hydro-Québec ?

Moi, si. J’ai visité en 2010 l’ancien LG2, désormais « Aménagement Robert-Bourassa », dans le Nord-du-Québec.

Et c’est… C’est immense. Immense et grandiose.

Immense et grandiose : je dis ça et ce n’est peut-être pas encore assez pour décrire la merveille d’ingénierie et d’ingéniosité qu’est un barrage de cette envergure.

Tu regardes ça, et tu te dis que le génie humain est vraiment sans limites.

Tu regardes ça, disons l’évacuateur de crues – c’est son nom – qui ressemble vraiment à un escalier de géants, et tu te dis : c’est un peu nous, tout ça…

Et parce que l’hydroélectricité – sa nationalisation et sa production par les méga-barrages – a contribué à nous libérer, économiquement, l’hydroélectricité au Québec n’est pas que mouvement d’électrons.

C’est aussi de l’identité.

***

J’étais curieux de voir J’aime Hydro, cette pièce de théâtre documentaire qui a généré au moins 5000 mégawatts de bonnes critiques depuis un an.

Mais bon, c’était un mercredi soir, c’était à Laval-dans-le-Trafic et ça dure quatre heures, alors j’y allais à reculons…

J’ai vu J’aime Hydro il y a 10 jours et la pièce est encore dans ma tête, dans mon cœur.

La comédienne Christine Beaulieu a été lancée dans l’aventure de J’aime Hydro par la dramaturge anglo-montréalaise Annabel Soutar, qui l’a encouragée vivement à explorer la relation entre Hydro-Québec et les Québécois, en pleine construction d’un autre méga-barrage, sur la rivière Romaine…

Soutar était convaincue qu’il y avait dans ce lien qui unit les Québécois à Hydro-Québec une sacrée bonne pièce de théâtre documentaire…

Petit hic : Christine Beaulieu est, justement, comédienne. Elle n’est pas journaliste. Elle n’est pas documentariste. Elle n’a jamais fait une telle recherche. Et elle ne sait pas par où commencer.

Comment plonger dans un sujet si vaste, si complexe, qui touche à la fois au social, à la physique, à la politique, au développement régional, au génie, à l’intime, à l’économie et au collectif ?

Christine Beaulieu commence à tâtons, elle lit, elle écoute, elle effleure le sujet à la surface, en devine l’immensité…

Et elle pogne le vertige.

Elle finit par dire à Annabel Soutar qu’elle n’est pas la femme de la situation. Soutar reçoit alors cette abdication de Beaulieu avec brutalité : tu n’as pas le droit de renoncer, lui dit-elle.

La comédienne plonge donc pour de bon, et ce qu’on voit sur scène pendant quatre heures est le récit drôle, touchant et instructif de sa quête pour comprendre pourquoi Hydro s’entête à construire de nouveaux barrages qui ne seront pas rentables… À moins de faire des acrobaties comptables.

Elle lit des rapports annuels, des rapports de commissions d’enquête, elle fait des entrevues avec des activistes et avec des économistes, avec des professeurs d’université et même avec le président d’Hydro-Québec…

La comédienne devenue enquêteuse fait tout ça pendant que sa vie à elle, sa vie d’amoureuse éplorée, ne va pas super bien…

Pas grave, le sujet est comme sa peine, immense, et elle persévère, elle nage dans la matière et dans les atomes, dans l’Histoire du Québec et dans le coût de vente au kilowattheure…

Elle saute même dans son auto (électrique) et met le cap sur la Côte-Nord, où elle ira écouter les Nord-Côtiers, pour qui les dollars liés à la construction de la Romaine sont à la fois source de frustration et d’espoir.

Elle visite le chantier, elle échange avec les sympathiques travailleurs qui y gagnent leur vie. Elle est témoin du génie humain qui préside à la construction du barrage et, bien sûr, ce génie l’impressionne, ce qu’elle voit l’attendrit…

Son chum Roy Dupuis lui sonne alors les cloches, au téléphone, après cette visite de la Romaine : Heille, ils sont en train de détruire un milieu naturel inestimable pour produire de l’électricité dont on n’a pas besoin, pis t’es impressionnée ? RÉVEILLE, voyons !

Christine Beaulieu retourne à sa calculatrice, replonge dans les rapports annuels, relit ses notes d’entrevues avec des experts. La conclusion s’impose : il est impossible que la construction du barrage de la Romaine soit un jour rentable…

Pourquoi, alors, avons-nous accepté collectivement qu’Hydro-Québec le construise, ce barrage ?

Parce qu’on aime Hydro, justement.

Parce que quand on aime, c’est souvent de façon aveugle. Il en va des êtres humains et des institutions. On pose peu de question, quand on aime.

***

La pièce dure quatre heures, mais il n’y a bizarrement à peu près pas de longueurs. J’aime Hydro est encore à l’affiche ces jours-ci et début 2018, dans un théâtre près de chez vous. Je n’ai jamais rien vu de tel : c’est un exploit de vulgarisation de concepts complexes et d’interprétation scénique. Une thèse de doctorat écrite comme un pamphlet, livrée avec le souffle de la marathonienne.

À regarder Christine Beaulieu (et Mathieu Gosselin, hallucinant de polyvalence), j’avais le vertige : je peux à peine imaginer la densité de la matière que la comédienne a dû dévorer et digérer pour accoucher de cette pièce. 

À hauteur de femme, c’est LG2 qu’elle a construit théâtralement, avec J’aime Hydro.

Sa connaissance du sujet fait qu’elle peut corriger du tac au tac le PDG d’Hydro-Québec Éric Martel quand elle obtient finalement une entrevue avec lui, dans un restaurant.

Éric Martel lui dit à propos des grands projets de barrages : « Je veux savoir d’ici 2020, si jamais on en fait un, ce serait lequel… »

Et Christine Beaulieu, citant le Plan stratégique 2016-2020 (page 7) d’Hydro, le corrige alors : « C’est plutôt écrit : “Nous comptons déterminer quel sera notre prochain grand projet hydroélectrique après celui de la Romaine”… »

Alors, aime-t-on trop Hydro ?

La réponse à cette question n’est pas superflue, à l’heure où les choix énergétiques promettent de façonner toutes les sociétés dans le monde. À l’heure où la CAQ de François Legault rêve de nouveaux barrages.

Et peut-être que si on aime trop Hydro, eh bien, peut-être qu’on ne fera pas les bons choix. Parce que l’amour rend aveugle.

On peut ne pas aimer les conclusions de Christine Beaulieu à la fin de J’aime Hydro, quand elle plaide notamment pour l’économie de kilowatts plutôt que pour la production de kilowatts, parce que c’est plus vert et que ça coûte moins cher.

Mais sa pièce a le mérite, immense et grandiose, de nous sortir de notre torpeur nostalgique et de nous rappeler qu’il ne faut pas aimer aveuglément Hydro-Québec. Qu’il faut lui poser des questions, plus de questions.

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