ANALYSE

Au-delà des suspicions

QUÉBEC — À la radio, Yves Francoeur, président de la Fraternité des policiers de Montréal, venait de lancer sa bombe : deux députés libéraux avaient mystérieusement échappé à des accusations, dont l’un siégeait encore à l’Assemblée nationale.

Sam Hamad venait quant à lui d’annoncer sa démission quand Nathalie Roy, la députée caquiste, a demandé à l’Assemblée nationale si l’un des deux élus visés par Francoeur n’était pas justement celui qui n’était plus député « depuis quelques minutes ».

Rarement aura-t-on vu une période aussi chargée de suspicion en politique québécoise. Des documents d’enquête très sensibles sur Jean Charest et l’argentier libéral Marc Bibeau étalés dans le journal. Des allégations sur la facilité de ce dernier à obtenir des baux fort convoités d’organismes publics pour ses centres commerciaux. Pour finir, des courriels du chef de cabinet de Philippe Couillard, Jean-Louis Dufresne, dont la firme avait à l’époque un mandat de communication de la firme de Bibeau. 

Tout l’horizon médiatique a été mobilisé cette semaine par les reportages des journaux de Québecor et de TVA, convergeant vers une seule conclusion : le gouvernement libéral est en crise.

De passage en Abitibi hier, Philippe Couillard a pour la première fois évoqué une campagne médiatique, sans l’identifier. « On a un gouvernement qui est en train de réussir, de faire réussir le Québec. Certains médias, certaines gens en politique n’acceptent pas ça. Ils ramènent le gouvernement d’aujourd’hui dans le passé. C’est une tentative assez grossière de conjuguer le passé au présent. Personne dans la population n’est dupe de ça. »

Le Salon bleu en a vu bien d’autres pourtant. Bernard Landry avait eu à répondre aux critiques quant à l’influence d’Oxygène 9 auprès de son gouvernement – il avait dû légiférer pour encadrer le lobbying. Sous Jean Charest, on a longtemps fouillé pour trouver qui avait pu profiter du luxueux yacht de Tony Accurso. La pression avait aussi forcé le gouvernement à nommer un enquêteur sur la collusion aux Transports (Jacques Duchesneau), puis ce fut l’UPAC et finalement la commission Charbonneau. Mais la joute parlementaire était rude ; la présidente du Conseil du trésor, Michelle Courchesne, avait même été accusée d’être de mèche avec le crime organisé !

La revue des troupes

Il y aura un an mardi, Pierre Karl Péladeau démissionnait de son poste de chef du PQ. Mais le patron de Québecor est manifestement toujours préoccupé par la politique. Il est passé saluer ses troupes au bureau de l’Assemblée nationale, jeudi. Son organisation a mis en place des moyens extraordinaires pour renforcer son bureau de l’Assemblée nationale. La Presse, Le Soleil et Le Devoir ont, depuis des lustres, trois reporters au parlement ; depuis les derniers mois, on compte une douzaine de personnes du côté du Journal de Québec, du Journal de Montréal et de QMI, en plus de deux reporters à TVA. Sous Jean Charest déjà, le ton avait monté : aux Finances, Raymond Bachand faisait de l’urticaire à chaque volet de la série « Le Québec dans le rouge », mais on était loin du tir groupé des derniers jours.

Devant une telle séquence, décuplée par les émissions spéciales de TVA, on reste songeur. À la Coalition avenir Québec, on est un peu médusé devant le déploiement de forces : « Les journalistes rentrent au travail avec un seul mandat, parler de ça [des problèmes éthiques du gouvernement] », confie-t-on. 

François Legault voulait intervenir sur les conséquences économiques des décisions de l’administration Trump, mais il s’est ravisé ; à l’évidence, il n’y avait guère d’espace médiatique.

Cette semaine, le ministre Pierre Moreau a sauté les plombs en point de presse, relancé sur les courriels de Jean-Louis Dufresne et de Violette Trépanier sur le contrat de Schockbéton, la firme de Bibeau pour le pont Mercier. Deux semaines plus tôt, il avait donné une longue entrevue pour expliquer le fil des événements, démontrant à son avis que ses explications en point de presse en 2011 n’avaient pas été influencées par les suggestions de Mme Trépanier. L’entrevue s’était mal terminée, le politicien jugeant « abjects » les journalistes et leurs insinuations. Dans les reportages, Moreau n’avait guère trouvé de traces de ses explications ; il était furieux.

Devant le nuage d’allégations qui plane au-dessus de Québec depuis une semaine, il faut faire un tri méticuleux.

Hamad s’était annoncé

Sam Hamad d’abord. Il prévoyait partir depuis une semaine, et depuis mardi demandait une rencontre avec Philippe Couillard pour le lui annoncer. Pris par la préparation de la défense de ses crédits, le cabinet du premier ministre avait reporté cette rencontre jusqu’à jeudi. Son annonce n’a donc rien à voir avec les déclarations percutantes d’Yves Francoeur. Le jury délibère toujours d’ailleurs sur l’attaque du syndicaliste qui tombait au moment où le gouvernement empêchait ses membres d’arborer leur mécontentement en portant des pantalons de camouflage. À la SQ, comme au bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales, on expliquait ne pas savoir de quoi parlait M. Francoeur.

L’agence Trépanier

Beaucoup de fumée, mais peu de feu aussi autour des courriels de Jean-Louis Dufresne, chef de cabinet de Philippe Couillard. Comme vice-président de BCP, sous contrat avec la firme de Bibeau, il avait relayé des transcriptions de questions à l’Assemblée nationale, rien d’étonnant. Que la responsable du financement du PLQ s’adresse par courriel à un ministre libéral n’est pas étonnant – ce qui surprend, c’est qu’avec des pièces aussi faibles, on puisse laisser entendre que l’ex-ministre bien timorée ait soufflé ses réponses à un Pierre Moreau. Les prochains jours montreront que Mme Trépanier servait d’agence de placement pour des sympathisants libéraux – encore là, rien pour se retrouver devant les tribunaux.

De vraies questions

D’autres révélations soulèvent, elles, des questions lancinantes. Pas moins de 25 organismes publics louent des espaces dans 10 des centres commerciaux Beauward, propriété de M. Bibeau. L’étude récente de Raymond Chabot montrait que 8 fois sur 10, les baux correspondaient au prix du marché et que les dépassements pouvaient s’expliquer, mais cette vérification ne portait que sur les baux des organismes et ministères. Les succursales de la SAQ, les bureaux de la Société d’assurance auto ou les organismes relevant de la Santé sont beaucoup moins encadrés pour le choix des emplacements.

La révélation la plus percutante de la semaine restera le dossier d’enquête de l’UPAC sur Jean Charest et Marc Bibeau. Jusqu’à récemment, des limiers sous la responsabilité de Robert Lafrenière soulevaient clairement toutes les pierres pour voir si l’ancien premier ministre avait fait des gestes criminels. Selon des témoignages entendus à la commission Charbonneau, Bibeau présentait le financement du PLQ comme le passage obligé pour obtenir des contrats gouvernementaux. Mais la divulgation d’informations aussi sensibles porte à croire que les policiers ont finalement baissé les bras.

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