Chronique

Luc vit en Sicile

Sur les hauteurs de Taormine, en Sicile, quand on regarde la mer Ionienne, l’été, le soleil et le ciel bleu donnent à la lumière un éclat indéfinissable.

Pour utiliser le cliché le plus éculé sur Terre, la vue sur la mer, des hauteurs de Taormine, est un décor de carte postale. Aucune photo ne rend justice à cette lumière. Il faut y être pour comprendre.

Vous vous souvenez du village secret en Sicile dont je vous parlais en août (1) ? Eh bien, il est en banlieue de Taormine.

Fin juin, Luc Allard était donc à Taormine pour un séjour de deux semaines en Sicile avec sa conjointe, Nathalie Gervais. Ils s’étaient fiancés à Noël. Ce voyage scellait ces fiançailles. Luc et Nathalie ont toujours eu un rapport émotif avec l’Italie. D’où le surnom qu’ils se donnaient l’un et l’autre : amore.

Luc et Nathalie ont vu la mer de leur appart, ils sont tombés amoureux de cette vue, de cette mer ; quand on leur a offert d’affréter un bateau pour aller voguer sur l’eau, vous pensez bien, ils n’ont pas pu résister…

Nathalie et Luc étaient avec Carmen Gagnon et Michel White, un couple d’amis venus les rejoindre pour une semaine en Sicile.

Cet après-midi-là, sur le bateau, Nathalie aperçoit quelque chose de spécial dans le regard de son homme. Il est ému. Nathalie demande rapidement à Carmen de capter le moment avec sa caméra. Clic. Sur la photo, Luc est sur le bateau, rayonnant. T-shirt blanc, bermudas noirs. Il sourit.

Les amis, Nathalie son amore, l’Italie, la lumière de la Sicile, la mer et la pleine conscience de sa chance : Luc était heureux et ça suinte de la photo.

Au souper, ce soir-là, Luc a confirmé ce que Nathalie avait vu de son homme en l’observant sur le bateau. Il a porté un toast à la vie, à la chance d’être là. Il s’est dit ému. Et il a dit, à propos de ces heures sur le bateau : « C’est le plus beau moment de ma vie. »

Nathalie regarde la photo de Luc, me dit : « C’était un homme plein de vie. »

Luc a fait un AVC quelques heures plus tard, en pleine nuit.

Nathalie et ses amis ont d’abord cru à un coup de chaleur. Luc était conscient, bien qu’un peu incohérent.

Ce n’est qu’à 7 h que Nathalie et ses amis ont compris que Luc était en détresse quand, même à trois, ils ont été incapables de le faire bouger. Il répétait sans cesse : « J’ai mal à la tête, donnez-moi des Advil… »

Quand Luc a perdu conscience, l’ambulance a mis plusieurs minutes à arriver, il a fallu appeler les pompiers pour transporter Luc vers l’ambulance parce que les escaliers qui menaient de l’appart à la rue étaient trop à pic.

C’est sans doute neurologique, ont décrété les ambulanciers avant de mettre le cap sur l’hôpital universitaire Gaetano Martino, à Messine, à 45 minutes de route de là. Nathalie est montée dans l’ambulance, sonnée.

À l’hôpital, les médecins ont utilisé Google Translate pour expliquer à Nathalie que Luc avait une hémorragie cérébrale. Il faudrait sans doute l’opérer.

C’est le Dr Alfredo Conti qui a opéré Luc. Le chirurgien est venu la voir, il s’est dit optimiste pour la suite des choses. En salle de réveil, Luc a même dit quelques mots…

C’était le soir, la fin d’une journée interminable et traumatisante. Hier, ils étaient sur l’eau, heureux ; 24 heures plus tard, Luc était intubé dans cet hôpital. Retournez à Taormine, a conseillé doucement le Dr Conti à Nathalie, allez vous reposer, revenez demain matin : Luc sera ici, dans cette salle. On va s’occuper de lui…

Nathalie est repartie à Taormine pour une courte nuit de sommeil, une nuit agitée il va sans dire. Elle est revenue avec ses amis à l’hôpital Gaetano Martino le lendemain matin.

Luc n’était pas dans la salle où il devait être.

Où était-il ?

Personne ne pouvait leur répondre et la barrière de la langue semblait infranchissable. Parle à une infirmière, parle à un doc, baragouine de l’italien, et le trio a finalement retrouvé Luc, transféré aux soins intensifs dans une autre unité de l’hôpital.

Est arrivé un jeune médecin formé aux États-Unis, le Dr Alberto Noto. Il avait des nouvelles pour Nathalie. Et ces nouvelles étaient mauvaises.

Le Dr Noto a entraîné le trio de Québécois dans un bureau, il a fermé la porte, les a invités à s’asseoir. La nuit dernière, leur a-t-il dit, Luc a fait un deuxième AVC.

Le Dr Conti pourra vous dire plus tard l’état exact de Luc, a expliqué le Dr Noto. Je peux vous dire que Luc, présentement, ne souffre pas. Voulez-vous le voir ?

Tu parles que Nathalie voulait voir son homme.

Il était là, endormi, intubé, apaisé.

Nathalie a parlé à Luc, a serré sa main, cherché une réaction, un signe.

Rien.

Une larme, cependant. Consciente ? Nathalie n’en sait rien, à ce jour. Elle aime penser que oui, que c’était un signe, une réponse à ses « je t’aime ».

À 17 h, ce jour-là, le Dr Conti est réapparu. Il semblait dévasté, se souvient Nathalie. Il a dit prendre ce second AVC de son patient comme un échec.

« J’aurais aimé sauver votre conjoint. »

Voilà, c’était dit. Luc n’allait pas s’en sortir. Il allait mourir ici, en Italie, en Sicile. Hier, la lumière ; bientôt, la pénombre. Ça faisait beaucoup à encaisser en 48 heures pour Nathalie.

C’est le Dr Conti qui a parlementé avec la compagnie d’assurance, 45 minutes au téléphone à expliquer la chronologie, le pronostic, la suite des choses.

Nathalie, dans le petit bureau de La Presse où je la reçois, s’interrompt : « Il faut que vous disiez à quel point nous avons été bien traités dans cet hôpital. Le Dr Conti, le Dr Noto… Des gens incroyables, humains. Comme si on faisait partie de la famille. »

C’est le Dr Noto qui a abordé, plus tard, une question délicate.

Nous autoriseriez-vous à prélever les organes de Luc ?

Un autre choc à encaisser pour Nathalie. Et pour Sylvain, le frère de Luc, qui venait de débarquer à Messine. Au début, dit-elle, elle ne voulait pas en entendre parler, trop tôt, trop dur…

Le Dr Noto l’a sécurisée, lui a dit de prendre son temps.

« Il m’a expliqué que demain, il ne pourrait pas être là, parce que sa femme attendait leur deuxième enfant, il devait l’accompagner à des rendez-vous. Mais il m’a donné son numéro de téléphone, vous m’appelez s’il y a quoi que ce soit… »

Le lendemain, le 5 juillet, avec l’accord de Sylvain, à tête reposée, Nathalie a signé le formulaire de consentement au don d’organes.

« Dès que j’ai signé le formulaire, nous étions tous soulagés, me dit-elle. Moi. Le personnel. Ils m’ont prise dans leurs bras… J’ai demandé si les organes de Luc allaient être donnés à des Siciliens. Ils m’ont dit que ça dépendait des urgences, des priorités. Luc a tellement aimé la Sicile, je… J’espérais que ce soient des Siciliens qui reçoivent ses organes. »

Ce soir-là, Nathalie, Carmen, Michel et Sylvain ont mis le cap sur Montréal. Il était temps de revenir.

À l’aéroport de Catane, Nathalie a reçu un message du Dr Noto : on va opérer Luc ce soir. Nathalie l’a appelé : « Je vais être là pendant l’opération », lui a promis le médecin.

Le 12 juillet, Nathalie a reçu un message du Dr Noto : deux hommes de la région de Palerme ont reçu le foie et un rein de Luc, lui a-t-il dit.

Palerme, c’est en Sicile, dans le nord-ouest. Et allez savoir pourquoi, Nathalie a trouvé un réconfort immense dans cette nouvelle.

D’abord, deux hommes auront une vie meilleure grâce à son homme, son Luc.

Et ensuite, l’évidence, toute simple, parce que le don d’organes, c’est aussi s’incarner en autrui : « Luc vit en Sicile. »

(1)

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