Chronique

Un Québécois à Alep-Ouest

Jules Gauthier a un visage poupin et des cheveux en bataille. Même s’il n’a que 24 ans, il est allé trois fois en Syrie. Il s’est promené dans les territoires contrôlés par le régime de Bachar al-Assad : Damas, Tartous, Lattaquié, Homs, Alep-Ouest.

Je l’ai rencontré lundi matin dans un café du Mile End. Il neigeait à plein ciel. Il a pris un chocolat chaud.

Du haut de ses 24 ans, Jules Gauthier a du caractère. « Ne parle pas de moi, mais plutôt d’Alep », m’a-t-il demandé à quelques reprises d’un ton ferme.

Il a une connaissance fine de cette guerre extrêmement complexe. D’un côté, Bachar al-Assad, qui a succédé à son père Hafez, dirige la Syrie d’une main de fer depuis 16 ans. Aidé par les Russes, il pilonne sauvagement ses opposants sans se soucier des civils. De l’autre côté, les rebelles dominés par des djihadistes, le groupe État islamique en tête et, notamment, Fateh al-Cham. Eux non plus ne font pas dans la dentelle et ne s’embarrassent pas des civils.

Le pays est à feu et à sang : 300 000 morts depuis le début de la guerre civile en mars 2011 ; plus de la moitié des 21 millions d’habitants ont été déplacés ou ont quitté le pays. Au milieu de cette folie meurtrière, Jules Gauthier, à peine entré dans l’âge adulte, avec ses deux appareils photo et son iPhone.

Il n’est jamais allé du côté des rebelles, car les dangers d'enlèvement sont trop élevés.

En 2013, alors qu’il étudiait à Beyrouth, il a rencontré un groupuscule chrétien français qui fournit des vêtements et des jouets aux Syriens. Il leur a demandé s’il pouvait les accompagner à Damas. « Bien sûr », lui a-t-on répondu.

Le groupe s’est occupé de son visa, qu’il a facilement obtenu. « Ils sont dans les bonnes grâces du régime », m’a expliqué Jules.

En décembre 2013, il est monté à bord d’un minibus avec des membres du groupe chrétien et il a parcouru la centaine de kilomètres qui séparent Beyrouth de Damas. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé pour la première fois en Syrie.

Il avait 21 ans.

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Cet automne, il était couché dans son appartement du Plateau qu’il partage avec des colocs lorsqu’il s’est dit : « Il faut que j’aille à Alep avant que la ville tombe ! » Il a sauté dans un avion et il a repris la route Beyrouth-Damas, toujours sous l’aile du groupe chrétien.

Il a passé 12 jours à Alep-Ouest à la fin octobre. Il n’a pas vu Alep-Est, contrôlé par les rebelles depuis 2012.

L’armée de Bachar al-Assad assiège l’est de la ville qui n’est plus ravitaillée depuis des mois. La population manque de tout : nourriture, médicaments, essence, hôpitaux. Les gens fouillent dans les poubelles pour se nourrir et brisent les meubles pour se chauffer. 

Jeudi, la Russie, alliée de Bachar al-Assad, a suspendu les frappes pour permettre l’évacuation des civils avant de lancer l’assaut final. Les rebelles ne contrôlent plus que quelques poches. 

Environ 100 000 civils seraient toujours piégés à l’est, selon l’ONU. Les groupes rebelles les empêcheraient de fuir. Des centaines d’hommes qui ont réussi à passer à l’ouest auraient disparu, tués ou emprisonnés par le régime.

Quand Jules Gauthier est allé à Alep-Ouest, il restait 250 000 civils à l’est. Pendant que l’Est agonisait, l’Ouest vivait une « apparente normalité ». Alep était une ville schizophrène engluée dans la folie de la guerre. 

« Il n’y a pas de destruction à l’ouest, a raconté Jules Gauthier. Les gens fréquentent les cafés et les restaurants, les enfants vont à l’école et les magasins sont ouverts. J’ai vu beaucoup de mendiants. Le taux de chômage est très élevé et les prix ont explosé. Les quartiers riches se sont vidés. Les rues autour des grosses maisons au style rococo sont pratiquement désertes. »

« Tu entends le bruit de l’artillerie, tu sens le sol bouger, tu vois les avions dans le ciel. Dans les banlieues, tout est démoli. Il y a des ruines, des check points et des barricades. »

— Jules Gauthier

Il a rencontré des jeunes de son âge qui parlent anglais. Ils lui ont servi de guide. Il couchait dans un couvent catholique. Il n’a pas osé sortir ses appareils photo, car il y avait trop de policiers et de membres du Moukhabarat (les redoutables services secrets). Il a pris ses photos avec son iPhone.

Il n’a pas rencontré de réfugiés d’Alep-Est. « Ils vivent dans des immeubles abandonnés ou éventrés dans les banlieues pauvres. »

Il est revenu à Damas en taxi collectif. « On était six dans un taxi pourri. Le chauffeur roulait comme un fou. En avant, un enfant était assis sur le frein à main. Entre Alep et Homs, la route est ultradangereuse. »

Ultradangereuse, oui, ce qui n’empêche pas les taxis collectifs et les autobus de la sillonner tous les jours. C’est le seul axe qui relie Alep-Ouest à la capitale.

« Le ravitaillement passe par cette route qui est parfois attaquée par les rebelles. Tu vois des bœufs, des blindés, des taxis, des autobus et des jeeps avec des mitrailleuses. »

Il est revenu à Damas en un morceau.

« — As-tu eu peur ?

— Pas sur le terrain. Avant de partir, oui. Et sur la route aussi. Un peu. »

Ses parents, eux, étaient morts d’inquiétude.

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Pourquoi cette obsession syrienne ?

« C’est le Moyen-Orient, a-t-il répondu, un peu surpris par ma question. Jeune, je lisais des livres d’histoire. Étrange qu’avec autant de violence, on se préoccupe si peu de la Syrie. Je ne comprends pas cette indifférence. Les gens disent : “Ah, c’est juste des Arabes qui se tapent sur la gueule”. Il y en a qui n’ont jamais entendu parler d’Alep ! 

« C’est important de témoigner : les combats, la violence. On oublie que, là-bas, des millions de gens vivent l’horreur au quotidien.

« J’aurais pu rester chez nous, mais j’ai besoin d’aller à la rencontre de l’autre. Je le sais, ça fait cliché. Je me dis : “Merde, on est excessivement chanceux ! Pourquoi rester ici assis sur notre cul à ne rien faire ?” »

— Jules Gauthier

Et maintenant ?

Jules est retourné sur les bancs d’école même s’il n’a pas la tête aux études. Il est en première année de maîtrise en science politique à l’Université de Montréal.

« La motivation n’est pas à son top, a-t-il dit en lâchant un long soupir. Il me reste deux travaux à faire. J’ai envie de bouger, pas de ressasser de la théorie en classe. »

Il veut aller au bout de sa maîtrise. « J’ai jamais lâché quoi que ce soit. »

En 2017, il va attaquer l’écriture de son mémoire. Son sujet : la guerre en Syrie, quoi d’autre. En attendant de repartir à Damas.

Il aimerait devenir photojournaliste. « Je sais que c’est hyper compétitif et que l’argent est difficile à faire, mais j’ai l’âge où il faut se lancer. »

Quand on s’est quittés, il a enfoncé sa tuque sur sa tête et il est parti chez lui à pied après avoir avalé son chocolat chaud. Le ciel était toujours rempli de neige.

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