Envoyés spéciaux

« Le Québécois m’enregistre ! »

La soirée avait pourtant si bien commencé.

À quelques jours des élections européennes, le premier ministre de la France, Manuel Valls, prononce un discours en banlieue de Paris, et me voilà dans ladite salle avec une heure et demie d’avance. Ce qui me donne amplement le temps de signaler ma présence à la responsable des communications… et de lui demander si le premier ministre a quelques minutes à accorder à un quotidien de Montréal pour une entrevue individuelle après son discours. On me revient tout juste avant son arrivée, avec – à ma grande surprise – une réponse positive. « Placez-vous là et abordez-le quand il sortira de scène », me dit la dame des communications. Facile. Trop facile.

Une heure plus tard, Manuel Valls termine son discours et quitte l’estrade. 

« Monsieur le premier ministre, une petite question pour les médias du Canada… 

– Non.

– Dommage, on aurait aimé vous entendre sur l’importance de ces élections…

– Vous n’aviez qu’à écouter mon discours. » 

Sur cette réplique sans appel, je range mon calepin, traîne quelques minutes et me prépare à partir quand je vois quelques collègues français se réunir en cercle. 

Le premier ministre vient de les rejoindre. Coincé entre deux gardes du corps, je sors une enregistreuse de ma poche. Le « scrum » va commencer.

Ce sera la mêlée de presse la plus bizarre de ma carrière. Les questions sont faciles, quand elles ne sont pas de simples formules de politesse (« Quand arrivez-vous en Espagne pour votre discours ? », « Comment va votre espagnol ? »). Rien à voir avec les « scrums » musclés de l’Assemblée nationale du Québec.

Le premier ministre ignore carrément ma première question, mais non sans avoir remarqué mon enregistreuse. « Le Québécois m’enregistre ! », dit-il, agacé, à son attachée de presse. C’est en effet la seule enregistreuse parmi une horde de calepins de notes – un détail qui prendra bientôt toute son importance. Mais pas avant que le premier ministre ne me renvoie ma dernière question. 

« Vous en pensez quoi, vous ?

 – Monsieur le premier ministre, ce n’est pas mon avis sur le sujet qui m’intéresse, mais le vôtre… »

Après la fin du « scrum », l’attachée de presse m’explique que toute la conversation est « off the record », pour notre meilleure compréhension des enjeux. Autre son de cloche du côté de mes collègues français, qui m’indiquent qu’ils vont citer Manuel Valls « parce qu’il n’a rien dit de très significatif ». Comme si je n’étais pas déjà assez mêlé comme ça…

La morale de cette histoire ? En France, si un politicien ne veut pas répondre à des questions dans un événement politique en pleine campagne électorale, les médias respecteront son choix en échange de quelques bribes d’information bien secondaires.

Sur le chemin du retour vers Paris, je fais valoir aux collègues français qui m’ont gentiment offert le transport qu’ils sont largement perdants au change. En théorie, ils n’ont pas l’air trop en désaccord. En pratique, avec la soirée que je viens de connaître, on convient tous que la situation n’est pas près de changer…

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