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Les monuments de la honte

Faut-il retirer les statues de personnages controversés à Montréal ?

Ces héros de guerre, symboles de conquête ou de pouvoir immortalisés dans le bronze ou la pierre, en étaient-ils vraiment ? Après le général Lee, d’autres figures historiques associées à l’esclavagisme ont suscité un vif débat en Europe, cette semaine. 

Au Royaume-Uni, c’est l’amiral Horatio Nelson – soupçonné d’être un suprémaciste blanc – qui a créé la polémique. Ce même Horatio Nelson qui se dresse au sommet d’une imposante colonne érigée place Jacques-Cartier, à Montréal. L’amiral britannique mérite-t-il son piédestal, ici comme ailleurs ?

« Good grief, maintenant on veut faire quoi ? Démanteler un monument à Horatio Nelson ? Il a fait quoi au juste ? Ah oui, c’est lui qui a battu la flotte française. C’est bien cela ? » Michael J. Carley, professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal, ne mâche pas ses mots. Qu’il s’agisse de l’amiral Nelson ou de qui que ce soit d’autre, le débat entourant les monuments historiques l’exaspère.

« Je trouve épouvantables ces guerres contre les monuments. Des politiciens et des hypocrites qui jouent avec l’identity politics et l’exploitent. C’est vouloir réécrire, blanchir, falsifier l’histoire. »

— Michael J. Carley

Il a suffi d’un texte d’opinion, publié mardi dans le quotidien britannique The Guardian, pour que les Anglais s’enflamment. Les réactions ont fusé de toutes parts après qu’Afua Hirsh, écrivaine, journaliste et défenseuse des droits de l’homme, eut avancé que les statues d’Horatio Nelson – véritable héros aux yeux des Britanniques – devraient être retirées du paysage anglais. Dans son billet, Hirsh affirme que Nelson était un suprémaciste blanc qui défendait vigoureusement l’esclavagisme.

« Le héros naval de Grande-Bretagne le plus connu […] a utilisé sa position privilégiée pour perpétuer la tyrannie, les viols en série et l’exploitation mis en œuvre par les planteurs des Antilles, chez qui il comptait de très proches amis », avance-t-elle, déplorant que les monuments en son honneur ne fassent que l’éloge de ses victoires de guerre.

AUTRES TEMPS, AUTRES MŒURS

Nelson, tenant du suprémacisme blanc ? Le professeur Carley n’en sait rien.

« C’est fort probable que tous ces gens-là au XVIIIe siècle étaient suprémacistes, rétorque-t-il. George Washington, Thomas Jefferson – lui, il a couché avec une de ses esclaves, Sally Hemings –, toute la bande avaient des esclaves, etc. Woodrow Wilson était un ségrégationniste. Lincoln a suspendu l’habeas corpus, fermé des journaux, jeté des gens en prison pour leurs idées, etc. Des scandales partout, quoi. »

En résumé, s’il fallait démanteler tous les monuments des personnages historiques qui n’ont pas été blancs comme neige, il y a fort à parier que de nombreuses places publiques seraient dépouillées, croit le professeur.

« On ne peut appliquer des valeurs d’aujourd’hui à des gens qui ont vécu il y a 100 ou 200 ans. » 

— Michael J. Carley

« C’est dangereux de mettre des lunettes contemporaines et de flamber des centaines d’années d’histoire », estime pour sa part le directeur du Centre d’histoire de Montréal, Jean-François Leclerc, qui abonde en ce sens.

« Ces mouvements spontanés m’inquiètent. C’est quoi, la limite ? questionne-t-il. On va regarder tous les monuments de la planète : Untel battait sa femme et avait quatre maîtresses, l’autre faisait travailler des enfants… Notre lecture d’aujourd’hui est très moraliste, on a d’autres valeurs maintenant […], mais si on enlève tous ces symboles-là qui ne sont pas propres, qu’est-ce qui va rester ? On pourrait faire ça de tous les symboles. »

ET ICI, À MONTRÉAL ?

Le débat entourant la colonne Nelson n’a pas eu d’échos de ce côté de l’océan. Ou plutôt, pas cette fois, ce monument étant déjà l’un des plus controversés de la ville en raison de son importante référence à la défaite des Français en 1805 (voir « Le malaise montréalais », ci-contre).

« À Montréal, à cause de notre situation historique complexe – la minorité dans la majorité, etc. –, on vit avec des symboles qu’on n’aime pas nécessairement, mais on se dit : “Bah, je ne me sens pas écrasé parce que Nelson est en haut de sa colonne dans le Vieux-Montréal” », analyse M. Leclerc, fort de son expérience au Centre d’histoire de Montréal.

« Prenons n’importe quel pays qui aurait été sous domination de X ou Y et qui devient indépendant : ce sont des pays qui vont abattre les symboles de la domination précédente », explique-t-il. 

« Au Canada, on aime mieux tourner la page. Nos monuments deviennent des objets qui nous rappellent l’histoire du passé, mais qui ne portent plus vraiment de charge émotive. »

— Jean-François Leclerc

Qu’il s’agisse de Nelson, de Maisonneuve ou de Jeanne Mance, l’histoire appartient à l’histoire. Un concept défendu par les historiens, qui se retrouve ébranlé par la modernité.

« Ce qui est intéressant, troublant et important, c’est que des activistes de n’importe quel côté découvrent des références à des situations X et, sans faire de grandes études approfondies, dénoncent tel ou tel personnage. Quand les médias sociaux s’emparent de ça, ça devient politique, et pour n’importe quelle institution, ça devient important », soulève le directeur du Centre d’histoire de Montréal, qui remarque que « les réactions émotives à partir de quelques mouvements spontanés vont probablement s’éteindre », contrairement à l’histoire, qui, elle, ne sera jamais éphémère.

La lutte se poursuit aux États-Unis 

La chasse aux symboles racistes continue à New York, où une statue est menacée à Central Park, une mosaïque du métro redessinée et un célèbre restaurant rebaptisé. La controverse autour d’une statue située à Harlem, honorant le « père de la gynécologie » James Marion Sims, a enflé ces derniers jours avec une manifestation appelant à la retirer. Le chirurgien utilisait des esclaves noires pour ses expériences. Par ailleurs, une mosaïque de la station de métro de Times Square – une croix bleue bordée de blanc sur fond rouge censée symboliser le « carrefour du monde », mais évoquant le drapeau confédéré – doit être prochainement modifiée. Un restaurant dont l’ancien nom, « Fowler & Wells », rappelait une théorie scientifique utilisée pour justifier l’esclavage des Noirs a été rebaptisé. La semaine dernière déjà, des plaques à la mémoire du général sudiste Robert Lee avaient été retirées à Brooklyn et des bustes du même Robert Lee et d’un autre général confédéré, Stonewall Jackson, avaient été déboulonnés dans une université publique du Bronx.

— D’après l’Agence France-Presse

Horatio Nelson

Qui est Horatio Nelson ?

L’amiral britannique Horatio Nelson a navigué sur les grandes mers du monde, y compris sur l’Atlantique, ce qui l’a mené jusqu’au Canada et au Québec. Il est devenu capitaine à 20 ans et a pris part à de nombreuses opérations militaires navales. Sa victoire la plus importante est aussi celle qui lui coûta la vie : la bataille de Trafalgar contre les Français en 1805. Sa victoire et sa mort sont annoncées à Montréal lors d’un bal auquel assistent les gens d’affaires de la ville, qui décident sur-le-champ de lui ériger un monument public. Des notables – anglais et français – participent au financement.

Horatio Nelson

Le malaise montréalais

La colonne Nelson est perçue par de nombreux Montréalais, notamment les francophones, comme un symbole de l’impérialisme britannique du XIXe siècle, alors que Nelson a remporté la bataille de Trafalgar contre la flotte de Napoléon, l’une des plus importantes victoires de la Grande-Bretagne sur la France.

Horatio Nelson

Un monument souvent contesté

La colonne Nelson est l’un des plus vieux monuments de Montréal et les contestations à son endroit ne datent pas d’hier.

1893 : Quatre jeunes francophones avaient décidé de faire sauter la colonne Nelson. Les étudiants en droit avaient été arrêtés avant de passer à l’acte et condamnés à une amende de 25 $. Parmi les accusés se trouvait le fils de l’ancien premier ministre Honoré Mercier.

1930 : Plus pacifique, la Société Saint-Jean-Baptiste a opté pour une réplique qui perdurerait dans le temps et a installé, tout juste de l’autre côté de la rue Notre-Dame, une statue de Jean Vauquelin, marin français célèbre pour sa bravoure durant la guerre de Sept Ans.

1990 : La colonne Nelson revient dans l’actualité alors qu’il est temps de la restaurer. Le maire de Montréal, Pierre Bourque, et d’autres Montréalais proposent de la déplacer près de Westmount, au coin de l’avenue Trafalgar et du chemin de la Côte-des-Neiges. D’autres refusent qu’on laisse l’originale au marché Bonsecours. La réplique est finalement installée au sommet de la colonne en 1999 et l’originale se trouve au Centre d’histoire de Montréal depuis.

Horatio Nelson

Où retrouve-t-on Nelson ?

Les monuments en l’honneur de l’amiral Nelson sont nombreux en Angleterre. Au Canada, outre celui de Montréal, on en retrouve un près d’Invermere, en Colombie-Britannique. Ailleurs en Europe, Glasgow et Édimbourg, en Écosse, ont aussi rendu hommage à l’amiral. Un monument avait été érigé à Dublin, en Irlande, mais il a été détruit en 1966. La Barbade possède aussi un monument à  l’amiral Nelson.

Source : Centre d’histoire de Montréal

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