Dans le calepin de l’éditeur adjoint

Les médias, complices des radicaux ?

Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Voilà une question qui revient souvent depuis quelques mois : pourquoi donnez-vous autant d’espace aux « conspis » et aux « antivax » dans La Presse alors qu’ils sont si peu nombreux au Québec ? Pourquoi vous rendez-vous complices de ces marginaux en leur accordant une telle publicité ?

« Les médias sont devenus le meilleur allié de l’extrême droite », va jusqu’à m’écrire Richard Fontaine.

« Si vous aviez moins souvent mis ces groupes marginaux en manchette, leur mouvement aurait décliné plutôt que l’inverse », ajoute Denis Marquis, qui accuse les médias d’attiser le feu.

Autrement dit, si on en parlait moins, ils auraient moins envie de hurler, et ils auraient moins de capacité de nuire.

« Vous devriez utiliser la technique du chien qui aboie, suggère Francine Davis : ignorez-les et ils réaliseront qu’ils aboient pour rien. »

La thèse est séduisante… mais je suis bien désolé, elle ne fonctionne pas. Ces gens, quoi qu’on en pense, ne cesseront pas de klaxonner ni d’exister parce que les grands médias n’en parlent pas.

C’est une des grandes leçons qu’a tirées le New York Times ces dernières années. Car avant l’avènement de Trump, le journal avait complètement ignoré ces Américains en colère qui méprisaient les médias, les élites, les élus.

Et le soir du 8 novembre 2016, le vénérable quotidien s’en est mordu les doigts en réalisant qu’il n’avait pas tendu le micro à ces gens, qu’il n’était pas allé à leur rencontre, qu’il n’avait finalement pas fait son boulot : témoigner de toutes les réalités qui traversent les États-Unis.

Et soudainement, ces gens qu’il avait ignorés, voire méprisés, avaient élu le président des États-Unis…

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Voilà pourquoi nous tendons notre micro à ces personnes, pourquoi nous allons à leur rencontre et témoignons de cette réalité que certains peuvent bien mépriser… mais qui existe néanmoins.

C’est vrai, les antivax forment à peine 10 % de la population. Vrai encore que certains d’entre eux ont des discours totalement délirants.

Et pourtant, la preuve qu’il est du devoir des journalistes de témoigner de cette réalité, c’est que ces mêmes gens ont réussi à occuper la capitale nationale pendant 24 jours.

Pas parce qu’on a parlé d’eux dans La Presse ou dans le Globe and Mail. Ils n’ont plus besoin des médias pour exister, pour s’organiser, pour faire valoir leurs idées. Ils ont mille réseaux sociaux pour multiplier les adeptes… ici et partout dans le monde, comme l’ont montré les nombreux « convois de la liberté ».

Les représentants de ces courants n’ont d’ailleurs plus besoin eux non plus des médias grand public, ils se taillent leur place eux-mêmes, à leur manière.

On a autant sinon plus parlé de Maxime Bernier que d’Éric Duhaime dans les médias. Et pourtant, le premier plafonne tandis que le second s’envole. Car ils réussissent à canaliser une certaine colère contre le système, chacun à sa façon, peu importe ce qu’en disent les journalistes.

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Les médias ne sont pas là pour décider qui a voix au chapitre et qui doit être réduit au silence. Ils ont pour rôle de publier ce qui est d’intérêt public, point.

Et ce rôle, ils doivent le jouer de la manière la plus responsable possible.

À La Presse, par exemple, vous ne verrez pas de titre portant sur Rambo. « Rambo », c’est un surnom qui sert à rendre cette personne sympathique, proche du monde. Nous l’appelons donc tout naturellement par son nom, Bernard Gauthier, en ajoutant qu’il se fait appeler Rambo pour le contextualiser.

Vous ne lirez pas non plus de texte sur « une journée passée avec Rambo » dans lequel on rapporte le moindre de ses commentaires sans filtre.

Nous lui accordons bien sûr l’espace qu’il mérite, en sa qualité d’organisateur d’une manifestation qui a eu son importance à Québec. Mais en nous assurant de contextualiser ou de contredire ses propos s’ils sont clairement faux ou mensongers. Et en publiant des opinions pour que les lecteurs se forment la leur.

C’est d’ailleurs une autre leçon de la couverture journalistique qui a précédé l’élection américaine de 2016 : il ne faut pas ignorer ces candidats populistes… mais il ne faut pas non plus les traiter en « vedettes », comme l’ont fait trop de médias avec Trump avant de comprendre que sa candidature était sérieuse.

Donc non, nous ne nous faisons pas complices des radicaux ou de l’extrême droite en témoignant de leur discours. Nous nous assurons plutôt de couvrir les mouvements qui traversent la société afin que les lecteurs sachent dans quelle société nous évoluons, avec ses parts d’ombre, de lumière… et de colère.

Une colère, il faut se rendre à l’évidence, qui ne cessera pas d’exister parce qu’on l’ignore à La Presse…

C’est même tout le contraire.

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