Société COVID-19

Attention : délation

Depuis quelques jours, mieux vaut ne pas être une personne âgée sur un trottoir, une mère et son enfant à l’épicerie, une famille nombreuse dans une cour d’école ou une famille nombreuse tout court. Depuis qu’on a invité les Québécois à dénoncer les « situations anormales », plusieurs s’en donnent à cœur joie. Sans gêne ni jugement. Mais gardons-nous peut-être une gêne, justement. Explications en trois temps, et autant de nuances.

L’avis de la psychologue

Les réseaux sociaux regorgent d’exemples de citoyens invectivés par un voisin ici, de personnes âgées accusées par un passant là, parce qu’ils osent se promener dehors, accompagnés de surcroît. Tout le monde épie tout le monde. Et tout le monde se sent épié. Et ça n’est pas qu’une impression. À preuve : le Service de police de la Ville de Montréal a reçu des centaines d’appels de dénonciation, depuis l’interdiction des rassemblements intérieurs et extérieurs, et surtout l’invitation faite au public de « dénoncer les situations anormales dans leurs quartiers ». Et n’allez pas croire qu’il s’agisse là d’une exception québécoise. 

En Nouvelle-Zélande, un site consacré aux dénonciations a planté, quelques heures à peine après avoir été mis en ligne, pris d’assaut par des milliers de signalements. Et ça n’est pas surprenant, explique la psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier. « Face à la menace, comme être humain, on a tendance à changer nos comportements », explique-t-elle. Et pas forcément pour le meilleur ou l’empathie. « On a tendance à soutenir de plus en plus des valeurs plus conservatrices », voire autoritaires. Pourquoi donc ? « Parce que ça rassure », tout simplement, répond-elle. 

Et l’histoire regorge tristement d’exemples qui viennent appuyer ses dires. Sur le plan tout personnel, ajoute la clinicienne, tous ceux qui se sentent particulièrement impuissants par les temps qui courent risquent aussi de se raccrocher à ce sur quoi ils ont un certain contrôle, en l’occurrence : la dénonciation. « Je fais une action, ça me permet de réduire ma peur, en dénonçant, j’ai l’impression que je peux contrôler quelque chose. » Une impression qui n’est qu’illusoire, et qui pourrait surtout déraper en véritable « chasse aux sorcières », craint-elle.

L’avis du sociologue

Et sa crainte est fondée. Comme de fait, les régimes de « dénonciation » ont effectivement mauvaise presse, « parce qu’ils ont beaucoup été associés aux régimes dictatoriaux », confirme le sociologue politique Joseph Yvon Thériault, les exemples de l’Allemagne nazie ou du gouvernement de Vichy à l’appui. « Les gens se soupçonnaient entre eux, se dénonçaient entre eux, rappelle-t-il. Dans un régime de dénonciation, il y a toujours des dérapages. » Qu’on se le dise. 

Évidemment, on n’en est pas là, le Québec demeure une démocratie, faut-il le rappeler. Certes dans un « état d’exception », mais une démocratie tout de même. « Or, une société démocratique est une société où on fait confiance au bon fonctionnement des institutions, à la santé, à la police, aux gens qui assurent l’ordre. » En un mot : « On n’assure pas l’ordre soi-même », rappelle le sociologue. Parce que quoi qu’on en dise, non, le Québec n’est pas en « état de guerre », nuance-t-il. « C’est une exagération. Il n’y a pas d’ennemis dangereux pour nous. Nos voisins ne sont pas dangereux. » 

Selon lui, la dénonciation devrait aussi être ici l’ultime recours. Et ce, dans des cas flagrants de délit criminel uniquement. « Le bon citoyen est quelqu’un qui va suivre les consignes, faire confiance aux institutions, et en dernière limite dénoncer, résume-t-il. De façon générale, le bon citoyen ne fait pas lui-même la loi. »

L’avis du philosophe

Le philosophe Christian Nadeau abonde dans le même sens et suggère surtout de prendre l’invitation du SPVM à la dénonciation avec un bon et gros grain de sel. « Dénoncer toute situation anormale supposerait que l’on sache exactement ce qu’on entend par normalité. Le danger de ce genre d’appels à la surveillance citoyenne est que chaque personne se fait l’interprète de la consigne », dit-il. 

Quatre enfants qui marchent ensemble, est-ce bien normal ? Et si ces enfants font partie d’une même famille, disons recomposée ? Et quoi penser d’une mère de famille monoparentale, qui n’a pas le choix de se rendre à l’épicerie avec son jeune enfant ? En quoi est-ce plus, ou moins, « normal » ? Surtout, à qui de juger ? « Ce que je crains, c’est qu’une telle directive floue contribue à une panique sociale, avance-t-il. Je crains par exemple des attitudes de profilage ou de discrimination, liées à des suspicions alimentées par les réseaux sociaux. » Solution ? « Que la police fasse son travail, et que les citoyens respectent les consignes. Mais évitons de mélanger les genres, dit-il. Gardons une petite gêne. »

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