Mile End

La rue Bernard à la dérive

En 2010, le New York Times a publié un article sur un tronçon de la rue Bernard à l’ouest du boulevard Saint-Laurent, dans le Mile End, où une nouvelle génération de commerces et de cafés avait vu le jour. « Parfois, il suffit d’un trottoir rénové pour transformer un quartier », a écrit la journaliste Kathryn Jezer-Morton.

Vague de fermetures

Neuf ans plus tard, le spectacle n’est pas aussi réjouissant. La majorité des magasins cités dans le quotidien new-yorkais ont fermé leurs portes : Arterie, D’un sport à l’autre, Montréalité… D’autres ont survécu, comme la brasserie Helm et la librairie Drawn & Quarterly. Mais plusieurs locaux sont aujourd’hui vacants : La cuisine d’Izza, Milani, Le Coin, D’une glace à l’autre…

Spéculation

« Les gens partent parce que les propriétaires haussent les loyers et que les commerçants, contrairement aux locataires, n’ont aucune protection contre les évictions ou les augmentations », explique Maude St-Louis, copropriétaire de la boutique Bref (261, rue Bernard Ouest), qui a pignon sur rue depuis trois ans. Basée sur des thématiques, Bref se renouvelle toutes les six semaines à la manière d’une galerie d’art.

« On représente des créateurs d’ici et d’ailleurs et on voulait s’implanter près d’eux, précise la designer Maude St-Louis. La communauté artistique dans le Mile End est très forte. On aurait pu aller dans Griffintown, le nouveau truc à la mode, mais on se disait que les gens du Mile End ne se déplacent pas dans Griffintown, tandis que les gens de Griffintown se déplacent dans le Mile End. »

Ce quartier cosmopolite et branché ne serait pas ce qu’il est sans ses petits commerces indépendants et locaux. C’est ce qui fait son charme et qui attire les gens. Mais pour combien de temps encore ? se demandent de petits commerçants.

Déménagements

Autour de la rue Saint-Viateur, au sud de la rue Bernard, des locataires de longue date sont aussi forcés de partir en raison des hausses de loyer. C’est le cas du café Le Cagibi (5490, boulevard Saint-Laurent), qui a dû déménager, en avril, après plus de 10 ans d’existence parce que le nouveau propriétaire, Shiller Lavy, a pratiquement doublé le loyer. Depuis, le local est vide.

Dernière victime : Chez De Gaulle (231 rue Saint-Viateur Ouest) qui va fermer ses portes le 14 juillet, après 13 ans. La raison ? Le propriétaire, encore Shiller Lavy, a haussé le loyer de 1950 $ à 6500 $, plus taxes.

« Il a le droit », dit De Gaulle Helou, qui possède la pâtisserie.

« Le problème, c’est la Ville de Montréal qui fait des cadeaux aux propriétaires. L’année dernière, la valeur de cet immeuble était de 850 000 $. Cette année, elle est de 1 650 000 $. Moi, je paye le compte de taxes sur la valeur de l’immeuble. La Ville fait un cadeau au propriétaire. Et, moi, elle m’endette et m’étouffe. Mais de quel droit ? »

M. Helou va déménager son commerce à Saint-Jean-sur-Richelieu, à l’extérieur de Montréal. « C’est la seule place que j’ai trouvée avec un prix raisonnable », dit ce père de trois enfants qui habite dans le quartier.

Fermetures

La Société textile (257, rue Bernard Ouest), a aussi dû mettre la clé sous la porte.

« Comme une petite bombe sur ce printemps pas comme les autres, nous devons vous annoncer la plus difficile des nouvelles, ont écrit les propriétaires en mai sur leur site. C’est les larmes aux yeux, mais le cœur rempli de votre présence, de vos rires, de vos ouvrages, que nous vous remercions d’avoir été là, à nos côtés, pendant cette aventure. »

Plus à l’est, Phonopolis (207, rue Bernard Ouest), un disquaire indépendant du quartier, tient un vaste stock de vinyles depuis 2011. Il attire des collectionneurs de disques, mais aussi des musiciens de la relève qui viennent y faire des achats.

« Depuis qu’on est ici, on a vu plusieurs ouvertures et fermetures de magasins », observe Jordan Robson, copropriétaire de la boutique.

« Ça ne va pas bien, admet son partenaire, Nick Kirschner. Ça ne vaut pas la peine de cacher les difficultés que vivent les petits commerces. On risque même de se faire poursuivre parce qu’on a ouvert le magasin un samedi soir...»

L’automne dernier, deux commerces voisins ont fermé boutique sans prévenir : un dépanneur et un restaurant vietnamien.

La fleuriste Tamey Lau (159, rue Bernard Ouest) tient le coup, mais elle est inquiète pour l’avenir de cette artère commerciale. Son loyer augmente année après année, dit-elle. Les taxes municipales aussi. « Avant, j’étais de l’autre côté de la rue. J’ai dû fermer parce que mon loyer avait doublé. »

Mesures à prendre

« C’est un peu décourageant de voir ce qui se passe dans le quartier », renchérit Rebecca Lloyd, directrice des librairies de bandes dessinées de la maison d’édition Drawn & Quarterly (176 et 211, rue Bernard Ouest), l’une ouverte depuis 12 ans, l’autre depuis 2 ans. « On voit de vieux commerces qui étaient là depuis longtemps et qui faisaient la qualité du quartier fermer leurs portes. »

Mme Lloyd croit que la Ville devrait se donner le droit d’imposer une taxe sur les friches commerciales pour contrer le phénomène de la spéculation immobilière.

« Il n’y a rien pour décourager un propriétaire de ne pas louer son local, déplore-t-elle. Au contraire, plusieurs préfèrent ne pas louer. Ils attendent quelqu’un qui va payer le double ou le triple du prix. »

Des solutions venues d’ailleurs

L’éditrice de Drawn & Quarterly, Peggy Burns, ajoute que Montréal devrait s’inspirer de villes comme Paris ou San Francisco qui ont adopté des législations pour protéger les commerces indépendants.

En 2015, San Francisco s’est doté du programme appelé « Legacy Business Program », qui accorde des subventions aux commerces établis depuis au moins 30 ans et aux propriétaires qui leur louent des locaux. Ce règlement a pour but de limiter les abus et de reconnaître le caractère unique des commerces indépendants. Paris réglemente aussi les baux commerciaux depuis 2014 pour promouvoir un développement équilibré et prévenir l’éviction des commerces locataires.

Des « pratiques cow-boys »

« Oui, il y a des pratiques cow-boys, admet Marie Plourde, conseillère d’arrondissement du district Mile-End. On est conscients que les politiques actuelles ne sont pas suffisantes. Dans un monde idéal, on aimerait avoir un certain contrôle, comme une Régie des baux commerciaux, mais ça ne relève pas de nous. » À l’automne, la Commission sur le développement économique et urbain et l’habitation va étudier la possibilité d’imposer une taxe aux propriétaires qui laissent volontairement leurs locaux commerciaux vacants, dit-elle. « C’est un gros travail et le but est d’arriver à formuler des recommandations fortes qui vont nous guider. »

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