Au-delà du « tourisme obstétrical »

« Des enveloppes brunes » pour accoucher

« Je ne vais pas vous mentir, c’est pas gratuit, accoucher au Canada. »

Nous sommes au téléphone avec la secrétaire d’un médecin de la clinique Métro-Médic, à Montréal, à qui nous nous sommes présentée comme une Française enceinte, non couverte par le régime d’assurance maladie – certains migrants, en situation régulière, n’ont en effet pas accès à la couverture de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) (voir onglet suivant).

Notre cas n’étonne donc pas notre interlocutrice, qui détaille les frais à débourser pour être prise en charge par le médecin. « Il faut un dépôt de 3500 $ pour le médecin accoucheur, qui n’inclut pas l’épidurale. Il faut le payer comptant dans les trois premières visites. »

Payer son médecin en argent comptant n’est pas envisageable pour les bénéficiaires de l’assurance maladie. C’est pourtant ce qui est demandé aux femmes sans couverture de la RAMQ, avant et même parfois pendant leur accouchement.

« Je recommande aux femmes qui vont à l’hôpital pour accoucher d’amener trois petites enveloppes brunes. La première, avec 1000 $ pour payer une partie des frais de l’hôpital ; la deuxième, avec 700 $, pour payer le médecin ; et la troisième, au besoin, pour payer l’anesthésiste. »

— Anne-Marie Bellemare, travailleuse sociale à La Maison Bleue, un organisme de bienfaisance montréalais destiné aux femmes vulnérables

Mme Bellemare est témoin de nombreuses situations difficiles. Elle énumère : un médecin qui se fâche pendant un accouchement parce que le papa du bébé n’a « que » 700 $ à lui remettre, alors qu’il demande 1500 $. Une femme hospitalisée à 29 semaines de grossesse et qui quitte l’hôpital avec une facture de 175 000 $. Ou enfin, une femme qui, espérant économiser en prévision de son accouchement, a un suivi médical minimal et accouche seule, chez elle, d’un bébé mort-né de 7 mois.

Mme Bellemare intervient ainsi auprès des hôpitaux pour désamorcer les tensions autour de ces patientes. « Dans 98 % des cas, les gens qu’on voit veulent payer les frais. Si les frais sont raisonnables, ils vont payer », estime-t-elle.

FLOU

Combien coûte un accouchement au Québec hors RAMQ ? 

À question simple, réponse complexe.

Chaque hôpital a en effet sa propre grille tarifaire (voir onglet 5). Ces frais, qui ne comprennent pas ceux du médecin et de l’anesthésiste, sont majorés de 200 % par rapport au tarif RAMQ. Il faut ainsi compter quelques milliers de dollars pour un accouchement classique.

S’il est possible de conclure des ententes de paiement avec l’hôpital, les sommes dues au médecin accoucheur et à l’anesthésiste sont payables immédiatement.

Et chaque professionnel fixe son prix comme il le veut. 

Ainsi, nous avons pu constater que certains médecins exigent d’emblée jusqu’à 3500 $ en liquide pour un accouchement – presque 10 fois le tarif de base de la RAMQ (460 $). « Je crois que les médecins qui font ça le rationalisent parce que ça prend un effort supplémentaire de s’occuper de ces femmes. Je ne veux pas dire que c’est abusif, mais disons que cela rend des femmes vulnérables encore plus vulnérables », estime pour sa part la Dre Catherine Jarvis, médecin de famille au CLSC Côte-des-Neiges et coauteure de deux articles sur le sujet parus dans le Journal d’obstétrique et de gynécologie du Canada.

De son côté, l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec (AOGQ) estime la pratique justifiée. « Ce sont des soins privés offerts par des professionnels de la santé, hors RAMQ. Ils peuvent facturer le montant qu’ils jugent raisonnable », estime la présidente de l’AOGQ, la Dre Isabelle Girard, qui a répondu à nos questions par courriel.

Certes, des soignants refusent de se faire payer en salle d’accouchement. D’autres demandent un prix minimal. Mais ces différences créent des tensions au sein des équipes.

« Il n’y a pas de structure pour encadrer ça. Comment diviser ce que la personne paie ? C’est un défi, et c’est stressant », souligne la Dre Jarvis.

LE « LUXE » DE L’ÉPIDURALE

Si les médecins sont toutefois tenus d’offrir des soins à une femme en travail, ce n’est pas le cas des anesthésistes (sauf en cas de complications).

Ainsi, il n’est pas rare que des anesthésistes – dont l’association recommande de facturer 1100 $ aux patientes sans RAMQ – refusent de faire une épidurale s’ils ne sont pas payés (en espèces).

Melanie Green, accompagnante à la naissance et bénévole à l’association Montreal Birth Companion depuis un an, est encore choquée d’une scène dont elle a été témoin à Montréal.

« Le médecin a dit à [la femme qui accouche] : “Tu ne peux pas payer ta facture, tu ne peux pas avoir d’épidurale.” Après ça, elle a abandonné. Ç’a fini en césarienne », déplore Mme Green.

« Il y a cette idée que l’épidurale est un luxe. Donc, si ces femmes ne peuvent pas payer, on leur dit : “Tough it out” ». Mais si on a la capacité de réguler la douleur, pourquoi ne pas l’offrir ? C’est un peu inhumain. »

— Dre Catherine Jarvis, médecin de famille au CLSC Côte-des-Neiges

« Je ne suis pas surpris que ça survienne, mais j’ose imaginer que c’est marginal », répond le Dr François Gobeil, président de l’Association des anesthésiologistes du Québec. Selon lui, de nombreux anesthésistes ne facturent pas à des patientes sans RAMQ.

« Des membres me demandent : “Comment voulez-vous que je demande au mari d’aller chercher au guichet de l’argent alors que sa femme est en travail ?” Quémander de l’argent avant d’opérer, c’est tellement en dehors du serment d’Hippocrate que plusieurs préfèrent laisser faire », dit-il.

« MARCHANDAGE »

Jusqu’où aller pour être payé ?

Plusieurs intervenants interviewés par La Presse rapportent que l’Hôpital général juif retient parfois les documents de naissance du bébé. L’Hôpital parle plutôt de « malentendus ».

La Dre Catherine Jarvis a également connu une mère sans RAMQ, privée des papiers de son enfant pendant 9 mois, à cause de sa dette à l’hôpital. « Les hôpitaux qui font ça prennent les enfants en otage à cause de la situation de leur mère. C’est un manque d’éthique total », dénonce-t-elle.

Le ministère de la Santé connaît ces pratiques, qui s’ancrent dans le « marchandage » autour des paiements.

« Les établissements sont tenus d’avoir un équilibre budgétaire. Certains ont développé des techniques [pour se faire payer], dit Marie-Claude Lacasse, responsable des relations de presse au ministère de la Santé. Je ne connais pas la légalité de la chose. »

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