Crise des opioïdes

Un fléau meurtrier s'invite dans la campagne

Une vie perdue toutes les deux heures au pays. Plus de 11 500 morts apparemment liées à la consommation d’opioïdes entre janvier 2016 et décembre 2018, selon Santé Canada. Pour tenter de juguler la crise, la chef du Parti vert, Elizabeth May, préconise la décriminalisation de toutes les drogues, une approche qu’écartent libéraux et conservateurs. Un dossier de Mélanie Marquis

Crise des opioïdes

« Le système ne fonctionne pas », dénonce une mère endeuillée

Vancouver — Tristan Kroeker aurait eu 24 ans le 23 octobre. Il se passionnait pour les arts martiaux et les arts culinaires. Pour la cocaïne, aussi – une maîtresse qui l’a gardé sous son emprise et qui a fini par avoir raison de lui une fois qu’elle s’est alliée au fentanyl.

Entre le moment où il a commencé à consommer, à l’âge de 15 ans, et celui de sa mort, à l’âge de 21 ans, il est entré dans des centres de désintoxication et en est ressorti, relate sa mère, Kathy Wagner, dans son appartement de New Westminster, en banlieue de Vancouver.

Au cours de cette période, le fentanyl et son cousin chimique 100 fois plus puissant, le carfentanil, ont inondé les rues britanno-colombiennes. Ces opiacés, des revendeurs les mélangent à la cocaïne ou à l’héroïne, et des usagers en consomment à leur insu.

« On ne sait pas si c’était intentionnel dans le cas de Tristan », lâche Mme Wagner.

« Je serai à jamais frustrée qu’il soit une statistique prouvant que le système ne fonctionne pas. »

— Kathy Wagner, en entrevue avec La Presse

Depuis que la Colombie-Britannique a décrété une urgence de santé publique, le 14 avril 2016, les intoxications aux opioïdes ont coûté la vie à plus de 3600 personnes, dont 1000 à Vancouver. L’espérance de vie en a même pâti, selon Statistique Canada.

Si la province de l’Ouest est la plus durement frappée, c’est en raison de la proximité de son marché de consommateurs avec la Chine, d’où est expédiée la vaste majorité du fentanyl et du carfentanil.

Mais le fléau est aussi passé à l’Est ; entre janvier 2016 et décembre 2018, Santé Canada a dénombré plus de 11 500 décès apparemment liés à la consommation d’opioïdes. Une vie perdue toutes les deux heures au pays.

Nombre de décès apparemment liés aux opioïdes

2018 : C.-B. 1525, Ontario 1471, Alberta 775, Québec 424 (Total au pays : 4460)

2017 : C.-B. 1518, Ontario 1265, Alberta 741, Québec 239 (Total au pays : 4100)

2016 : C.-B. 1006, Ontario 867, Alberta 602, Québec 250 (Total au pays : 3017)

Source : Santé Canada

SOS à Ottawa

Le maire de Vancouver, Kennedy Stewart, profite de la campagne électorale en cours pour interpeller les chefs de parti. Il réclame une exemption à la loi afin de permettre une distribution plus large de diacétylmorphine, de l’héroïne d’ordonnance.

Il souhaite implanter à plus grande échelle le projet pilote de la clinique Crosstown, sise dans le quartier malfamé du Downtown Eastside, où l’on fournit cette substance aux patients pour gérer leur dépendance et s’assurer qu’ils s’injectent un produit sûr.

« L’exemption vise à faire en sorte que la distribution, l’injection ou la supervision ne soient pas exclusivement effectuées par un médecin, mais aussi par des infirmières, des infirmières praticiennes ou du personnel médical formé », explique M. Stewart.

Il en a discuté avec Justin Trudeau lors d’un tête-à-tête à l’hôtel de ville, en août dernier. « Je suis sorti de là beaucoup plus optimiste qu’en arrivant en ce qui concerne l’intérêt du premier ministre face à cette approche », se contente-t-il d’offrir.

De visite d’Andrew Scheer, le premier magistrat n’a pas encore eu. Le chef conservateur a signalé dimanche dernier à l’Île-du-Prince-Édouard que sa priorité serait « d’aider les gens à abandonner les drogues dangereuses et non d’entretenir une dépendance à vie ».

Les limites de la naloxone

La première arme qu’on a brandie pour combattre la crise, c’était la naloxone, antidote aux surdoses d’opioïdes. « Il fallait garder les gens en vie », résume Judy Darcy, ministre de la Santé mentale et des Dépendances au gouvernement de la Colombie-Britannique.

« Environ 160 000 trousses ont été distribuées. Là-dessus, 47 000 ont été utilisées pour renverser les effets de surdoses d’opioïdes. C’est quand même assez remarquable », dit à La Presse celle qui est la seule au Canada à diriger un ministère de ce nom.

Mais la naloxone est beaucoup plus un pansement qu’un remède à long terme. Car à Vancouver, par exemple, si on a constaté cette année une baisse de 26 % des morts, le nombre de surdoses, lui, a bondi.

« Nous répondons à presque 7000 appels de surdoses par année. »

— Darrell Reid, chef du Service de sécurité incendie de Vancouver

« Le volume d’appels et le type d’intervention ont eu un impact sur nos gens en matière de stress au travail. Nous avons vite constaté que nos équipes étaient affectées sur le plan de la santé mentale », expose M. Reid à La Presse.

Le ballet des sirènes et des gyrophares des premiers répondants est particulièrement étourdissant dans Downtown Eastside. Le personnel ne travaille donc « pas plus d’un an dans les casernes les plus achalandées comme celle-là », souligne M. Reid.

la décriminalisation, une approche à tenter ?

La crise des opioïdes vient de s’inviter dans la campagne électorale (voir autre onglet) après que la leader du Parti vert, Elizabeth May, a signalé que sa formation préconisait la décriminalisation de toutes les drogues, comme l’a fait le Portugal.

Cette approche – qui n’est celle ni des libéraux ni des conservateurs – semble la mieux avisée aux yeux de Jane Buxton, médecin en chef de la réduction des risques au Centre de contrôle des maladies de la Colombie-Britannique.

« Je pense que nous devrions aller vers cela, oui », déclare-t-elle en entrevue avec La Presse.

« Vous savez, tous les décès liés au fentanyl sont évitables, argue-t-elle. Si les drogues étaient réglementées, les gens sauraient ce qu’il y a dedans. Et si les gens savaient, on n’en serait pas là. »

Si Tristan avait su, peut-être serait-il encore ici.

Mais sa mère Kathy se console en se remémorant son courageux combat.

« Même si Tristan est mort, je l’ai vu combattre sa dépendance. Il s’est retrouvé. Il s’est réhabilité. Il a eu du succès en désintoxication, il a réappris à sourire. Son état ne s’est jamais stabilisé, mais il a pu ravoir 14 mois de sa vie », philosophe-t-elle.

« C’est déjà quelque chose. »

40 nouveaux centres d’injection supervisée

Pendant son mandat, le gouvernement Trudeau a approuvé l’ouverture de plus de 40 nouveaux centres d’injection supervisée. Le premier du genre en Amérique du Nord, Insite, a ouvert ses portes à Vancouver en 2003. Le précédent gouvernement de Stephen Harper a voulu forcer l’établissement à mettre la clé sous la porte, mais la Cour suprême du Canada l’en a empêché dans un jugement rendu en 2011.

Crise des opioïdes

Décriminaliser toutes les drogues ?

« La décriminalisation est quelque chose que les libéraux explorent et envisagent », a déclaré Andrew Scheer, chef du Parti conservateur, en conférence de presse à Canoe Cove, à l’Île-du-Prince-Édouard, dimanche dernier.

Après avoir légalisé le cannabis, les libéraux vont-ils décriminaliser toutes les drogues ?

« Ce n’est pas dans nos plans », a assuré Pierre-Olivier Herbert, porte-parole du Parti libéral.

C’est là essentiellement ce qu’avait déclaré Justin Trudeau en mai 2018 alors qu’il recevait au Parlement le premier ministre du Portugal, Antonio Costa, dont le pays a emprunté la voie de la dépénalisation de toutes les drogues au début des années 2000.

« C’est évidemment intéressant, ce qui se passe à l’international, mais pour l’instant, il n’est aucunement dans les plans du Canada de procéder à la décriminalisation de toutes les drogues. »

— Justin Trudeau, en mai 2018

Il est vrai, en revanche, que lors d’un congrès qui s’était tenu un mois auparavant, les militants libéraux avaient dit oui à cette mesure. Mais avant même le vote, la ministre sortante de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, avait opposé une fin de non-recevoir.

Vrai également qu’un député d’arrière-ban, Nathaniel Erskine-Smith, a déposé le 17 juin dernier un projet de loi d’initiative parlementaire allant en ce sens. La mesure législative ne s’est toutefois pas rendue à l’étape de la seconde lecture.

Une semaine auparavant, les libéraux et les néo-démocrates d’un comité parlementaire recommandaient dans un rapport qu’Ottawa planche avec ses partenaires sur une façon de « décriminaliser la possession simple de petites quantités de substances illicites ».

Les conservateurs membres du comité avaient signé une dissidence, en désaccord avec cette proposition, entre autres. Le gouvernement n’a pas répondu au document déposé en Chambre le 10 juin dernier, peu avant l’ajournement des travaux.

En somme, s’il est vrai que la décriminalisation a ses adeptes au sein des rangs libéraux, le premier ministre sortant, sa ministre sortante de la Santé ainsi que le Parti libéral ont assuré que cette mesure n’était pas envisagée.

Et les autres ?

Au Parti vert, la leader Elizabeth May a fait son lit. « Nous devons cesser de traiter la toxicomanie comme un enjeu criminel et commencer à la traiter comme un problème de santé », a-t-elle fait valoir samedi passé.

Pendant la course à la direction du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh avait envoyé le même son de cloche. « Je demanderais la décriminalisation immédiate de toutes les infractions de possession simple. Point », a-t-il lancé dans un débat en septembre 2017.

Le Bloc québécois est opposé à la dépénalisation de toutes les drogues illicites, à l’instar du Parti populaire du Canada, ont signalé à La Presse des attachés de presse des deux formations.

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