Chronique

Entre l’espoir et le drame

Julius Arile et Robert Matanta étaient des amis d’enfance dans le nord du Kenya. Puis la vie a fait d’eux des hors-la-loi, dès le début de l’adolescence. Ils sont devenus des « guerriers », menaçant des paysans à la pointe du fusil, volant des vaches et fuyant la police au pas de course.

Après des années de fuite, en 2004, à la faveur d’un programme d’amnistie mis en place par le gouvernement kényan, Arile a pu troquer sa kalachnikov contre une paire de chaussures de course. Il a bientôt convaincu Matanta de se joindre à son groupe de coureurs, en abandonnant à son tour la clandestinité de la brousse.

C’est à cette époque que la jeune documentariste et journaliste montréalaise Anjali Nayar, installée depuis peu à Nairobi, a rencontré Arile, au fil d’arrivée d’une course de 10 km pour la paix, dans le cadre d’un reportage pour la radio de la CBC. « Il était non seulement talentueux, mais aussi extrêmement charismatique », dit-elle, attablée cette semaine avec Arile dans un restaurant du centre-ville de Montréal.

« Au début, je pensais qu’elle ferait juste un reportage, dit Arile. Quand elle est revenue à la charge, j’ai réalisé qu’on pouvait faire quelque chose de durable. J’ai fui les coups de feu pendant des années. Je n’avais pas peur d’une caméra. »

Pendant près de 10 ans, Anjali Nayar a documenté les hauts et les bas de la nouvelle vie de ces deux « guerriers » convertis au sport. Arile et Matanta (Gun Runners), produit par l’ONF, prend l’affiche aujourd’hui après avoir été présenté en première mondiale au prestigieux festival Hot Docs de Toronto, le printemps dernier.

DE GUERRIER À COUREUR D’ÉLITE

C’est l’histoire fascinante de deux hommes aux destins atypiques, de leurs rêves et de leurs aspirations, de leurs déceptions et de leurs désillusions, ainsi que des pressions de leurs familles respectives pour les sortir de la misère.

« Arile avait déjà vécu toute une vie avant que je le rencontre, dit Anjali Nayar, ex-correspondante en Afrique de la CBC, de la BBC et de Reuters, qui habite toujours Nairobi. Mais une nouvelle vie s’offrait soudainement à lui. Il a dû apprendre la confiance, la discipline, tout ce qu’il n’avait pas à gérer auparavant. »

Ce projet de long métrage, lancé en dilettante et sans financement, a fini par convaincre la journaliste de se consacrer exclusivement à sa carrière de cinéaste. « Pendant des années, nous nous parlions tous les jours, Arile et moi. Au début, je n’avais même pas de caméra digne de ce nom, dit-elle. Nous sommes rapidement devenus amis. Il y a eu des hauts et des bas, comme dans une véritable amitié. »

En 2006, Julius Arile, invité au siège des Nations unies à New York, est devenu le millionième signataire d’une pétition d’Oxfam et d’Amnistie internationale pour un plus grand contrôle des armes à feu, remise en mains propres au secrétaire général de l’époque, Kofi Annan. Il faut le voir dans l’objectif d’Anjali Nayar, les yeux brillants, découvrant les gratte-ciel de la Grosse Pomme.

Sa carrière de coureur d’élite a décollé à cette époque. Il a été invité à s’entraîner avec les plus grands coureurs kényans (et donc du monde) dans la vallée du Rift, alors que son ami Robert, moins talentueux, mais tout aussi charismatique, se tournait vers le coaching sportif en rêvant d’une carrière politique.

Arile, lui, espérait remporter les plus grands marathons de la planète. En 2013, il a terminé quatrième au prestigieux marathon de New York, devant 50 300 autres coureurs (dont un chroniqueur grisonnant de La Presse). Sa bourse de 25 000 $ lui a permis d’acheter une ferme et une vingtaine de vaches à sa famille – il est marié à trois femmes et père de sept enfants.

Il y a des scènes poignantes dans le film d’Anjali Nayar, dont une où Arile se fait reprocher par sa famille de ne pas connaître plus de succès au marathon. Ses trophées brillent, lui dit sa mère, mais ne se mangent pas. « Il n’y a pas de coureurs dans ma famille, dit-il. Mes frères voudraient que je quitte l’entraînement pour travailler avec eux. Ils se demandent pourquoi je ne fais pas plus d’argent. Ce n’est pas si facile ! »

Ce documentaire, dit Arile, a fait de lui un meilleur coureur, même si les blessures l’ont tenu loin des podiums depuis trois ans. De passage au Canada à l’occasion de la sortie du film, le coureur de 33 ans s’entraîne ces jours-ci pour le marathon de Toronto (à la mi-octobre). Il avait convié hier matin le public à le rejoindre au mont Royal.

Dimanche dernier, Arile a participé in extremis au 5 km du Marathon de Montréal. Parti dans la dernière vague, derrière des parents courant avec des poussettes, il est arrivé premier. « Il pensait que les gens l’appelaient Haile [Gebreselassie, mythique marathonien éthiopien], mais ils disaient : "Allez !" », me raconte Anjali Nayar, qui a elle-même joué au soccer au plus haut niveau au Canada.

TOURNURE TRAGIQUE

Et Matanta ? En avril dernier, après une projection du documentaire à Nairobi, Robert Matanta et sa femme ont péri dans un accident de voiture, laissant dans le deuil sept enfants, dont la plus jeune, Anjali, porte le nom de la cinéaste. Anjali Nawar, qui parle couramment le swahili, a depuis créé une fondation afin que les enfants de Matanta puissent poursuivre leur scolarité.

« Robert venait de voir le film pour la première fois. C’était un moment merveilleux. Nous étions tous ensemble. Et puis est arrivé ce drame », raconte la cinéaste. Une tournure tragique à une histoire pleine d’espoir.

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