LA PRESSE AU WISCONSIN

L’éducation au rythme du marché

WAUWATOSA, Wisconsin — L’été dernier, Phil Ertl a perdu l’un de ses meilleurs enseignants de mathématiques du secondaire. Le directeur de la commission scolaire de Wauwatosa, une banlieue cossue de Milwaukee, n’a pas hésité : au printemps dernier, il est entré en contact avec son enseignant étoile et lui a offert une augmentation salariale substantielle pour qu’il revienne.

« Avec les réformes du gouverneur Scott Walker, les commissions scolaires s’arrachent les enseignants les plus performants », dit M. Ertl dans son bureau lambrissé de bois sombre où trônent les photos de ses deux jeunes fils en uniforme de soccer. « Mon prof avait accepté un meilleur salaire ailleurs. J’ai dû améliorer mon offre pour le ravoir. »

Bienvenue au Wisconsin, État où le secteur de l’éducation est en pleine ébullition. Non seulement il s’agit de l’un des berceaux du phénomène des « écoles à charte », privées bien qu’entièrement financées par le public, le gouverneur républicain Walker a de plus complètement chamboulé les règles en 2011, avec une loi qui interdit pratiquement les syndicats dans le secteur public. Depuis, les directeurs d’écoles et de commissions scolaires peuvent gérer leur personnel comme une entreprise privée.

« Avant, il était difficile d’avoir des conversations directement avec les professeurs sur leurs projets d’avenir et sur leurs lacunes. Il y avait toujours une règle syndicale à respecter. »

— Phil Ertl, directeur de la commission scolaire de Wauwatosa, en banlieue de Milwaukee

« Je ne pouvais pas, dit-il en exemple, tester en sciences un prof de maths que l’aventure tentait, je devais respecter des règles d’affichage qui m’imposaient un candidat pas nécessairement enthousiaste ou à la hauteur de la tâche. »

Autre exemple de pratiques impensables auparavant : l’école secondaire d’Otonomowoc, riche ville-dortoir au sud-ouest de Milwaukee, a augmenté de 35 à 45 le nombre d’élèves dans ses classes avancées de mathématiques et l’a diminué à 25 dans les classes normales. « Ça permet de mieux aider ceux qui en ont le plus besoin », explique Jim Shaw, directeur d’école à la retraite qui a longtemps enseigné en formation des maîtres à l’Université du Wisconsin et qui a fait partie de plusieurs comités gouvernementaux sur l’éducation.

Les expériences en éducation au Wisconsin datent de bien avant la loi antisyndicale de 2011. « Les parents de nos élèves doivent se présenter au moins une fois dans l’année à une rencontre avec les professeurs, et si leur enfant a des difficultés, ils doivent venir à chaque bulletin », explique Kristi Cole, directrice générale des écoles à charte privées Milwaukee College Prep.

« S’ils ne le font pas, nous appelons chez eux, à leur lieu de travail. Le professeur se déplace pour aller les voir le soir s’il le faut. Avant la loi de 2011, c’était impensable dans les écoles publiques à cause des horaires de travail. »

— Kristi Cole, directrice générale des écoles à charte privées Milwaukee College Prep

Idem pour les évaluations et la formation continue des professeurs. « Quand j’étais directeur de la commission scolaire de Racine, il y a une dizaine d’années, j’ai proposé d’envoyer des mentors dans les classes des enseignants qui avaient de la difficulté, dit M. Shaw, rencontré à Madison, où il participait à un comité sur l’éducation. Le syndicat était d’accord, mais seulement si les enseignants recevant un mentor dans leur classe avaient une prime salariale. »

Les républicains du Wisconsin souhaitent par-dessus le marché éliminer l’exigence d’avoir un baccalauréat en enseignement. Une loi qui a failli être adoptée en juillet prévoyait même qu’un professeur d’espagnol pourrait être embauché par une commission scolaire même s’il n’avait pas de diplôme d’études secondaires.

Ces révolutions font grincer des dents. « Beaucoup de professeurs ont été démoralisés, reconnaît Phil Ertl de Wauwatosa. Il a fallu que je les rencontre pour leur expliquer les côtés positifs des changements. Je dois m’assurer que chaque employé se sente reconnu dans ses forces et ses désirs. C’est la seule manière de les convaincre de participer à notre programme d’amélioration continue. Pour une minorité de profs très performants, évidemment, c’est le paradis : ils progressent beaucoup plus facilement et les commissions scolaires se les arrachent. »

Justement, ce marché des profs étoiles pose un énorme problème. « Les commissions scolaires les moins riches ont de la difficulté à conserver leurs profs », explique Christina Brey, porte-parole de l’Association pour l’éducation du Wisconsin, l’un des deux syndicats d’enseignants, en entrevue dans un restaurant voisin du Capitole de Madison, où elle luttait becs et ongles avec les dirigeants républicains en mai durant le débat bisannuel sur le budget de l’État. « Pour les écoles rurales, où souvent les profs des enfants avaient enseigné à leurs parents et à leurs grands-parents, ça tue la communauté, dit-elle. Et d’une manière générale, les enseignants ont l’impression d’avoir perdu leur voix dans le système d’éducation. Sans syndicat, ils sont réduits au silence. »

Les écoles à charte

Au départ, dans les années 70, les écoles à charte américaines ont été pensées dans le secteur public comme nos écoles alternatives ou à vocation particulière. Mais depuis 25 ans, des écoles à charte privées sont nées qui sont entièrement financées par le secteur public, mais gérées comme une entreprise privée, généralement sans syndicat. Les écoles à charte privées ne peuvent toutefois choisir leurs élèves avec un examen d’entrée. S’il y a trop de demandes, il faut mettre sur pied une nouvelle école ou procéder par loterie.

Act 10

En 2011, le gouverneur du Wisconsin, Scott Walker, a forcé l’adoption d’une loi limitant le rôle des syndicats du secteur public dans les négociations sur le salaire, avec comme restriction supplémentaire que toute hausse supérieure à l’inflation devait être approuvée par référendum. L’Act 10, qui mettait notamment fin à l’utilisation de l’ancienneté pour les promotions et les mises à pied, a suscité une mobilisation syndicale sans précédent et une élection de rappel en 2012, que M. Walker a remportée.

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