HOCKEY  ENTREVUE AVEC KRISTOPHER LETANG

« Il ne faut rien tenir pour acquis »

Kristopher Letang a mis des années avant de pouvoir en parler.

Luc Bourdon et lui étaient proches comme des frères. Ils se connaissaient depuis l’âge de 15 ans. Ils figuraient au sein de la même écurie avec les agents Kent Hugues et Philippe Lecavalier.

Tous deux avaient été repêchés par la même équipe junior, les Foreurs de Val-d’Or.

Ils graviront les échelons côte à côte. Non seulement ils formeront un solide duo défensif chez les Foreurs, mais ils récidiveront au Championnat mondial junior des moins de 18 ans en avril 2005.

Quelques mois plus tard, Bourdon, le gros gaucher robuste, est repêché en première ronde par les Canucks de Vancouver. Letang, le droitier offensif, plus en finesse, est choisi en troisième ronde par les Penguins de Pittsburgh.

En janvier 2006, ils remportent ensemble la médaille d’or au Championnat mondial junior. Ils feront leur entrée dans la LNH au même moment, la saison suivante.

Au printemps 2008, ils ont un projet commun. Ces deux amateurs de vitesse et de sensations fortes veulent se procurer une moto et sillonner les routes canadiennes.

Les Canucks sont exclus des séries éliminatoires en avril et Bourdon est invité à se joindre au club-école pour les séries. Le Moose du Manitoba est éliminé rapidement. Bourdon rentre chez lui au Nouveau-Brunswick et sera le premier à terminer son cours de conduite à moto et à se procurer un engin rutilant.

Pour une rare fois, Letang ne peut accompagner son ami dans une aventure. Les Penguins connaissent du succès en séries et atteignent la finale contre les Red Wings. Il devra attendre quelques semaines encore avant d’imiter son ami.

Letang vient de rentrer à Pittsburgh après que les Penguins ont perdu les deux premiers matchs à Detroit lorsque Kent Hugues le joint sur son portable.

« Je trouvais ça bizarre que mon agent me téléphone en pleines séries éliminatoires », confie-t-il.

Vers 12 h 30 sur la route 113, entre Shippagan et Lamèque, son meilleur ami perd le contrôle de sa Suzuki avant de percuter une semi-remorque qui roulait en sens inverse. L’inexpérience de Luc Bourdon, 21 ans, qui n’avait son permis de conduire que depuis deux semaines, est une cause avancée pour expliquer l’accident. Bourdon n’a eu aucune chance de s’en tirer.

« Je suis capable d’en parler aujourd’hui, mais ç’a été un gros choc. À 21 ans, tu te crois invincible. Tu as toute la vie devant toi. »

« L’événement m’a montré à quel point la vie ne tient qu’à un fil. Il ne faut rien tenir pour acquis. »

Comment une si grande chimie s’était-elle créée entre eux deux ? Au-delà du hockey, était-ce dû au fait qu’ils avaient été tous deux élevés essentiellement par leur mère, avec un père absent ?

« Peut-être, répond Letang. On avait un parcours familial semblable. Lui aussi était très proche de sa mère et on pouvait se parler des choses de la vie. C’est quelqu’un à qui je me confiais énormément. Le monde ne connaissait pas son sens de l’humour. Il faisait le clown partout où il passait. On était vraiment deux passionnés de hockey. On était prêts à s’arracher la tête pour s’améliorer. On avait tous les deux un gros désir de se surpasser. »

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Kristopher Letang, originaire de Sainte-Julie, sur la Rive-Sud de Montréal, entame sa neuvième saison dans la LNH. Avec une Coupe Stanley, une finale, quelques saisons de 50 points et plus et deux participations au match des étoiles, son statut de joueur vedette est établi. En 2013, il a signé un contrat de huit ans évalué à 58 millions.

Il n’était pourtant pas le plus doué, quand il était jeune. « Je jouais à l’attaque et j’ai vécu des hauts et des bas. Très jeune, j’étais convaincu de me rendre loin au hockey. J’ai vécu une autre réalité quand j’ai commencé à jouer à l’extérieur de la région. J’ai comme réalisé que je n’étais pas un premier de classe au Québec. Je n’ai pas toujours joué dans le AA et je pouvais perdre confiance. À ma première année midget AAA, plusieurs agents m’ont téléphoné, et ça m’a quand même surpris parce que je ne me trouvais pas très bon. Je ne jouais pas souvent. »

Il est repêché par les Foreurs de Val-d’Or et tout débloque au camp d’entraînement. « C’est à ce moment que mes agents m’ont fait réaliser que j’avais un avenir et que je devais continuer à travailler très fort pour m’améliorer. »

Letang suggère aux jeunes de ne jamais abandonner leur rêve même s’ils ne dominent pas leurs pairs dans les rangs inférieurs.

« Le hockey, c’est un processus. Le corps ne se développe pas au même rythme pour tout le monde. Ça fait une grande différence. »

« J’ai grandi avec plusieurs bons joueurs de la Rive-Sud, Jonathan Duchesneau, Francis Charrette. Je les trouvais exceptionnels. J’étais convaincu qu’ils deviendraient des Gretzky. Un jeune qui ne se trouve pas dans les rangs pee wee ne doit pas lâcher pour autant. »

En 2005, il est repêché au début de la troisième ronde par les Penguins. Sidney Crosby est choisi au premier rang, Carey Price au cinquième. Vingt-deux défenseurs seront choisis avant lui.

« Mes agents Kent et Phil m’avaient dit que je serais choisi entre la fin de la deuxième et le début de la quatrième. J’ai été le premier de la troisième. C’était assez juste comme prédiction. »

Le repêchage a eu lieu après le lock-out et on avait invité seulement les candidats à la première ronde dans un hôtel d’Ottawa.

« J’étais chez moi avec un groupe d’amis. On faisait refresh toutes les minutes sur l’ordinateur. Finalement, c’est un journaliste de Val-d’Or qui me l’a appris au téléphone. Ça m’a fait quelque chose de ne pas pouvoir être sur place, sérieux. Le repêchage se produit une seule fois dans une vie. J’ai trouvé ça plate de vivre ça dans mon salon. On a fait quelque chose de spécial cette journée-là, mais je n’ai pas eu les papillons en étant assis dans les gradins, puis en entendant mon nom. »

Il aboutissait au moins au sein d’une future grande équipe. « Non seulement c’était l’équipe de Crosby, mais il y avait une grosse reconstruction à la défense des Penguins. C’était un bel endroit où atterrir. Et j’ai toujours été un fan des Penguins, de Jaromir Jagr et de Mario Lemieux. »

Letang avait les jambes molles lorsqu’il a croisé Lemieux pour la première fois. « C’était la première journée du camp, le premier exercice sur la glace. Mario jouait encore à l’époque. Ils nous avaient placés deux par deux pour faire des passes. C’est un exercice qu’on ne demanderait même pas à des jeunes de cinq ans. On se faisait des passes ensemble, mais je n’avais jamais été nerveux comme ça. Je suis rentré au banc, je faisais de l’hyperventilation ! Il a remarqué que j’étais nerveux. Il m’a donné un petit coup de bâton sur les pads et il m’a dit de ne pas m’inquiéter… »

Ce Québécois de 28 ans carbure aux défis. Rien ne le stimule davantage que d’affronter les vedettes des équipes adverses. « Être capable de stopper [Alex] Ovechkin quand il fonce à pleine vitesse devant toi procure une grande satisfaction. Mais le joueur le plus difficile à affronter reste [Pavel] Datsyuk. Il a de meilleures mains. Ovechkin avait beaucoup de feintes que personne ne connaissait à ses débuts. Avec les années, j’ai été capable de commencer à lire ce qu’il pouvait faire. Avec Datsyuk, j’ai encore la chienne qu’il me fasse une feinte qui me fasse passer pour un “concombre”… »

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Kristopher Letang dit avoir atteint la LNH grâce aux efforts et aux sacrifices de sa mère Christiane Letang et de son beau-père. « On ne vivait pas toujours la meilleure situation financière, mais ils ont investi tout l’argent possible dans ma passion. Ils voulaient aussi ma réussite scolaire et m’ont envoyé au Collège français.

« Non seulement ils m’ont suivi dans tous les arénas, mais ils m’ont toujours fait passer en premier. Ma mère avait une entreprise de distribution de produits animaux, qui a fait faillite. On n’avait pas beaucoup de sous. Quand j’étais au secondaire, ma mère s’est habillée avec des vêtements que je ne portais plus. Avant que je ne joue au niveau junior, on n’avait jamais fait de voyage. Des vacances en Floride, je n’avais jamais vécu ça avant de jouer dans la LNH. Aujourd’hui, j’essaie de l’envoyer souvent en voyage. Ma mère aime beaucoup voyager. »

Depuis trois ans, Letang est père d’un garçon, Alexander. Il a officialisé son union avec la maman, Catherine Laflamme, cet été à la basilique Notre-Dame, dans le Vieux-Montréal. « Je veux une grande famille. Probablement parce que j’ai été enfant unique. J’étais vraiment maniaque de hockey, je parlais uniquement de hockey, mais avec mon fils, tout est remis en perspective. Ton garçon, il s’en fout de ton mauvais match, il est juste content de te voir. Ça m’aide à décrocher. J’avais tendance à ne pas oublier mes erreurs. Quand je rentre à la maison, ou quand j’appelle à la maison en voyage, ça me permet de voir qu’il y a autre chose dans la vie que le hockey.

« J’ai gagné en maturité grâce à lui. On aimerait en avoir deux ou trois. Ma femme est vraiment bonne. Quand je rentre d’un voyage de dix jours, c’est incroyable comment il a pu évoluer avec elle au quotidien. J’aime me chamailler avec lui. On a beaucoup de plaisir ensemble. Voir l’amour d’un enfant pour son père, c’est la plus belle chose. »

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Kristopher Letang n’a pas été épargné par les blessures au fil des ans. Il a subi plusieurs graves commotions cérébrales, en plus d’un accident vasculaire cérébral en février 2014. Il a disputé une seule saison complète en carrière, en 2010-2011.

« La santé va très bien, dit-il. Certaines choses ont changé, mais je m’y habitue. Si mon corps devient plus fatigué, j’en ressens les effets. Ma capacité de lecture du jeu est alors moins bonne. Mais ce sont de petits détails que moi seul peux déceler. »

Il dit ne pas avoir changé son style de jeu malgré les nombreux coups à la tête reçus. « Les Penguins m’ont demandé en début de saison de moins m’exposer, mais je ne veux pas changer de style. J’aurais l’impression de laisser tomber mes coéquipiers. Je suis proche de mon médecin et j’ai toujours été honnête avec lui. Je ne tenterai pas de me soustraire aux protocoles. Sidney m’a beaucoup aidé. Ma première est survenue juste après la sienne. Il m’a dirigé vers les bonnes personnes. C’est un sujet assez délicat dans notre vestiaire, plusieurs ont vécu des commotions dans leur carrière. »

La LNH en fait-elle assez pour la sécurité des joueurs ? « Ça s’améliore, mais ce sont toujours les mêmes qui recommencent. On l’a vu avec [Raffi] Torres. Le problème, ça n’est pas la LNH, mais le respect entre les joueurs. Des fois, quand on est jeune, on pense que ça ne nous arrivera pas, mais quand ça t’arrive et que tu es dans ta petite pièce noire, sans jouer pendant trois ou quatre mois, tu y penseras peut-être deux fois. C’est dommage. Les gars ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes. Un gars comme Crosby, avec sa vitesse et sa taille, s’il veut sauter dans la face de quelqu’un, il peut lui faire mal. »

Heureusement, ses nombreuses commotions cérébrales l’ont peut-être privé de plusieurs matchs, mais pas de sa vivacité d’esprit ni de son éloquence !

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