Chronique

Ciel, mes données !

Je monte dans l’auto en quittant La Presse, l’application Google de mon téléphone me dit combien de minutes me séparent de la maison.

Je quitte la maison, Google me dit combien de temps il me faudra pour arriver à La Presse

Sauf le jeudi ; le jeudi, l’appli sait que je suis au Monument-National pour la préparation de l’émission Deux hommes en or. Le temps de transit est ajusté en conséquence.

On continue ?

Mon bail de location de voiture approche de son échéance. J’ai fait des recherches sur Google en vue de la location d’une autre auto. J’ai eu des échanges avec une amie par Facebook à ce sujet.

Eh oui, vous l’avez deviné, Google et Facebook sont devenus des pushers de pubs de chars. Chaque jour, depuis, mes écrans suintent de publicités de voitures.

Je note dans mon iPhone le numéro de téléphone d’une personne que je dois interviewer prochainement ? Comme par miracle, Facebook inclut ladite personne dans sa liste de suggestions d’« amis ».

Je m’arrête dans une station-service. Quelques minutes plus tard, l’appli me demande si j’ai apprécié mon repas au casse-croûte – appelons-le Snack-bar Chez Raymond –, sauf que je ne m’étais pas arrêté dans un casse-croûte…

Vérification faite : le casse-croûte est voisin de la station-service. Mon iPhone a capté le signal du casse-croûte. Sur quelque serveur, il y a donc cette info : j’ai fait un arrêt à côté de ce casse-croûte. Et cette donnée vaut quelque chose pour quelqu’un. Je ne sais pas si je suis à l’aise avec le fait qu’une trace de cette escale existe.

Je m’appelle Patrick Lagacé, je suis fait de poussières d’étoiles, comme tous les êtres humains. Mais je suis un vecteur de données numériques innombrables.

Ces poussières numériques sont invisibles, inodores et incolores : autant d’empreintes que nous laissons partout sur les plages des internets.

Invisibles, inodores et incolores… Mais nos données numériques, mises bout à bout, lorsque partagées avec des intermédiaires comme des publicitaires, ont un poids certain : un marché de 1000 milliards d’euros pour l’Europe seulement, d’ici 2020, selon un article du Point.

Je suis assez vieux pour me souvenir de la naissance de Google, il y a 20 ans cette année. Je suis assez vieux pour me souvenir de l’arrivée du iPhone. Je suis assez vieux pour me souvenir du monde tel qu’il était avant que le numérique ne devienne une nouvelle frontière, un nouveau territoire intangible de nos vies réelles. Je ne m’ennuie pas de cette époque. Les outils numériques nous facilitent la vie de mille manières, souvent inouïes.

Mais… Parce qu’il y a un mais…

Je ne me souviens pas d’avoir été consulté sur l’utilisation de mes données. Je ne me souviens pas d’avoir consenti à la dissémination éternelle et perpétuelle de mes données. Quand et comment y ai-je consenti ? Seule Siri, l’assistante vocale de mon iPhone, le sait.

Comme tout le monde, j’ai accepté la transaction implicite entre ma personne et les outils numériques : je cède ces données en bloc dans les contrats d’utilisation de service incompréhensibles et en retour, je peux jouir de ces outils qui me facilitent la vie… ou qui l’égayent.

Luc Lefebvre, président de Crypto.Québec, organisme à but non lucratif qui fait la promotion des meilleures pratiques en matière de protection des données : « Le déséquilibre entre ce que les gouvernements et les entreprises savent à propos de nous, et ce que nous savons, nous, à propos de nous-mêmes, grâce aux données, est aberrant. »

Chaque jour, nous disséminons des données ultra-personnelles ; chaque jour, ces données sont stockées, utilisées, croisées au profit de quelqu’un, quelque part. Et ce quelqu’un, ce n’est pas vous.

La souveraineté sur nos données est un enjeu majeur du XXIe siècle, qui-sera-numérique-ou-ne-sera-pas. Elle pose la question de ce que nous sommes, au fond : citoyens ou consommateurs ?

Luc Lefebvre, encore : « Les compagnies optimisent ces données pour faire de nous de parfaits consommateurs… Au mépris de notre état de citoyens. »

Le contrôle de nos données est un enjeu majeur du XXIe siècle, mais je cherche le début du commencement d’une réflexion sérieuse au Canada. Et je ne trouve pas. Les médias en parlent un peu, des groupes de citoyens – comme Crypto.Québec – font de la pédagogie populaire…

Mais où sont les institutions ?

En Europe, la réflexion est entamée, et elle est robuste. En mai, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) entrera en vigueur dans les pays de l’Union européenne. Le RGPD tente de rétablir l’équilibre entre les citoyens-consommateurs et les entreprises qui font commerce des données numériques. C’est un cadre qui introduit, selon certaines voix, une véritable révolution du consentement.

Ici, il y a un commissaire à la protection de la vie privée du Canada qui tente d’être à l’avant-garde de ces enjeux. Le commissaire est plein de bonne foi, mais il évolue dans le cadre d’une Loi sur la protection des renseignements personnels qui date de… 1983, l’année du film WarGames, où un jeune hacker passe près de déclencher une guerre nucléaire avec son IMSAI 8080.

« À l’époque [de la promulgation de la loi], écrivait le commissaire en septembre dernier dans son rapport annuel, l’ordinateur personnel en était à ses balbutiements, le World Wide Web n’existait pas et le concepteur de Facebook n’était pas encore né… »

On part de loin, Siri, de très, très loin.

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